
La naïveté comme arme de dénonciation
Confiant (Raphaël) 1987, Mamzelle libellule, Le Serpent à Plumes, Motifs, 2000
Traduit du créole martiniquais par Raphaël Confiant (Marisosé)
Résumé
Adelise aime son arbre, elle le rejoint chaque jour, l’embrasse et lui raconte sa journée. Elle commence à travailler dans les champs de canne, elle subit un viol. Sa mère l’envoie à la ville de Fort-de-France, chez sa tante Philomène. Celle-ci habite dans un quartier de bidonvilles, connu pour ses hommes prompts à manier la jambette – la lame – et elle est elle-même une prostituée très appréciée. Elle envoie son argent à Féfé, un dandy qui passe son temps à confectionner son masque pour le carnaval et qui raconte des histoires créoles.
Commentaires
Ce petit roman a tout d’un petit charme enfantin, du titre au regard très sourire d’Adelise par lequel on découvre ce petit monde créole de la Martinique. Mais ce regard contraste simplement avec la dureté de l’histoire de cette petite, de la vie à la Martinique. A travers le récit et les descriptions, Raphaël Confiant fait connaître la vie en Martinique, les cultures, les traditions, du vaudou au carnaval, la culture du conte oral…
Ecrit d’abord en créole, le style de Raphaël Confiant est loin de l’académisme français, se lie à la chair (caractéristique de la négritude de Fanon et Césaire), au corps et à cette culture, aussi bien dans le lexique que dans la syntaxe et les expressions. De plus, la structure du récit est elle-même tiraillée, bien que globalement chronologique, avec au début une alternance entre le personnage se rendant à Fort de France et son enfance, mais surtout une alternance entre un point de vue assez proche de l’intériorité d’Adelise et un point de vue plus reculé.
Dans toute sa simplicité de paysanne, de pauvre sans éducation, le personnage d’Adelise demeure touchant, plein d’humanité, de chair, attachant même dans sa bêtise, ses erreurs. De même, les autres personnages sont peu jugés par l’auteur, à l’image du pourtant lâche Féfé, vivant au collet de Philomène mais touchant par son attachement à la culture créole. Grâce à ce regard souriant, bienveillant sur ses personnages, Confiant parle de la misère, de la violence, de l’injustice, sans pathos ni bons sentiments faciles, sans grands discours.
Ce lourd passé, ces origines, qui nous sont racontées avant le départ d’Adelise pour la métropole, le pays rêvé, sont comme un symbole du passé que « traînent » les Antillais. Roman d’apprentissage et de vie d’une jeune fille, ce Mamzelle Libellule est aussi un roman « engagé » socialement, montrant en arrière-plan les manifestations, les troubles sociaux, les inégalités, l’assujettissement de l’île au gouvernement central de la France. On comprend ce besoin d’affirmer l’identité d’une région, d’une culture, en réaction à cette situation qui broie les hommes et femmes du pays, qui ici ne sont que d’anciens paysans partis car sans avenir, cette situation où seule la culture créole devient richesse.
Passages retenus
p. 141 :
Adelise avait un peu honte de s’être livrée à des simagrées. Elle ne savait plus quoi faire maintenant. Philomène suivait les porteurs sans plus s’occuper d’elle, le visage emprunt d’une préoccupation douloureuse. Adelise ignora pourquoi elle eut soudain la vision d’elle, enfant, pendant la fête patronale du Gros-Morne, et de sa mère qui l’emmenait faire des tours de manège. Elle s’asseyait sur un cheval rouge et jaune et empoignait fermement les oreilles de l’animal, quoique avec gaucherie. Et, d’un seul coup, éclatait la musique des maracas, des sillacs et des petit-bois qui accompagnaient le tournoiement du manège pendant que le visage de sa mère et celui des autres gens se mettaient à tourner aussi devant elle. A mesure que le cheval de bois s’emballait, à mesure le monde chavirait et déchavirait, imprimant une sorte de zigzaguement à son regard. Elle riait, riait, riait à en pisser sur elle. Mais elle voyait les yeux de sa mère posés sur elle, aussi rêveurs que si elle était partie dans quelque rêve éveillé et Adelise en frémissait. Tous les poils de son corps se dressaient, la sueur lui humectait la colonne vertébrale. Elle désirait que le cheval de bois cesse de tournoyer mais il ne faisait que prendre davantage d’élan. Elle avait envie de crier mais ne le pouvait pas. Elle était sur le point de s’évanouir. Quand le tour de manège se termina, elle se lâchait dans les bras de sa mère en pleurant à chaudes larmes.
Pendant qu’Adelise se demandait la signification exacte de ce souvenir, elle sentit une main s’appuyer sur son épaule. Elle se retourna et découvrit Homère. Elle opéra de la même façon qu’au moment où elle sortait du manège de chevaux de bois : elle se jeta contre la poitrine de son homme.