
Naissance d’une nouvelle discipline
Labov (William) 1963-1966(1972), Sociolinguistique, Minuit, coll. Le Sens commun, 1976
Traduit de l’anglais (USA) par Alain Kihm (Sociolinguistic patterns)
Contenu
Republication des deux premières enquêtes de l’auteur, assorties de nouvelles hypothèses et conclusions tenant compte de ses plus récents travaux (Le parler ordinaire, 1972), et d’articles cherchant à tracer les grandes lignes de ce qu’est la sociolinguistique : dispositif d’enquête, le concept d’hypercorrection…
Sommaire
- Les motivations sociales d’un changement phonétique (Study of Change in the dialect of Martha’s Vineyard, 1963)
- La stratification sociale du [r] dans les grands magasins new-yorkais (The Social Stratification of English in New York City Department Stores, 1966)
- Le dégagement des styles contextuels
- Le reflet des processus sociaux dans les structures linguistiques
- L’hypercorrection de la petite bourgeoisie comme facteur de changement linguistique
- Les dimensions subjectives d’un changement linguistique en cours
- Les mécanismes du changement linguistique
- L’étude de la langue dans son contexte social
- Le cadre social du changement linguistique
Résumé
Dans l’île de Martha’s Vineyard, William Labov alors touriste observe que les habitants font plus ou moins d’efforts, accentuent plus ou moins leur accent local selon qu’ils se sentent menacés par le tourisme. Ils cultivent leur différence et leur identité linguistique.
À New York, Labov enregistre ses échanges avec les employés de trois chaînes de magasins de vêtements. Labov observe que la production du [r] est plus marquée dans le magasin s’adressant à une haute classe sociale, peu marqué dans le magasin populaire, et irrégulier marqué parfois d’une hypercorrection maladroite dans le milieu de classe. Pourtant, ces employés sont tous originaires d’une même classe sociale plutôt modeste. Ils adaptent ainsi la réalisation de leur langage selon leur client et selon la catégorie sociale dans laquelle ils se projettent en travaillant pour un certain standing.
Ces enquêtes amènent à réfléchir sur ce que sont les paramètres socioculturels, psychologiques et linguistiques qui déterminent les normes spécifiques d’une variante sociolinguistique.
On aurait tort de concevoir la communauté linguistique comme un ensemble de locuteurs employant les mêmes formes. On la décrit mieux comme étant un groupe qui partage les mêmes normes quant à la langue.
p. 228
Commentaires
Projet représentatif d’une méthode scientifique rompant avec la linguistique traditionnelle (encore trop marquée par la théorie et l’écrit littéraire ou oralisé), cette enquête dans les magasins de New York est faite à partir d’enregistrements en contexte d’usage courant naturel – les personnes enregistrées ne savent pas qu’elles participent à une enquête. Si cette manière de faire a quelque chose d’un peu dérangeant éthiquement, elle est le plus sûr moyen d’observer le parler spontané, et de résoudre le paradoxe de l’observateur (résultats faussés par la conscience de participer à une enquête et par la présence d’un expert).
Le comte rendu pourrait en revanche paraître ennuyeux avec ses chiffres, ses tableaux, son attention aux petits détails techniques… Si le dépouillement des enquêtes, en chiffres, est parfois un peu trop expert (permettant différents niveaux de lecture), les explications sur la démarche, la mise en place du dispositif d’enquête, les conclusions sont tout à fait passionnantes et accessibles. Le sujet pourra paraître anecdotique pour nombre de gens, pourtant il se révèle fondamental. Labov a l’air de mettre en évidence des… évidences ! Mais il met en évidence la complexité de la mécanique de réalisation du parler. Il n’est pas seulement question de compétence (ont-ils été éduqués ?), mais surtout de projection, de projet social et identitaire, de reconnaissance sociale… C’est là où le terme « sociolinguistique » prend son sens. Si les observations dans un cadre linguistique traditionnel seraient les mêmes (on prononce davantage le [r] dans les classes sociales élevées), la prise en compte des spécificités socioculturelles du locuteur fait arriver à des conclusions plus fines : le respect de la norme n’est pas dû seulement à une appropriation plus ou moins grande de celle-ci (donc à un succès scolaire), mais davantage à la volonté ou au besoin de s’identifier à la norme particulière d’un groupe. (norme qui peut être différente de la norme reconnue comme dans sa toute première étude au Martha’s Vineyard, voire même volontairement contraire à la norme attendue, comme mis en évidence dans Le Parler ordinaire des ghettos, où respecter la norme officielle serait contrevenir à celle du groupe).
Pour analyser une variante socioculturelle, un dialecte, il est intéresant d’observer les pratiques langagières des transfuges sociaux (comme ici ces vendeurs qui se voudraient appartenir à une classe sociale plus importante, comme un nouveau venu dans un groupe social) car ils tendent à exagérer les traits langagiers spécifiques sur lesquels se fonde la norme qu’ils souhaitent adopter (hypercorrection), ils sont plus rigides avec les normes, plus royalistes que le roi, parfois jusqu’à la caricature. Par exemple, Franz Fanon ironise dans Peau noire, masque blanc, en 52, sur le comportement d’un martiniquais qui se prépare à venir étudier en France en s’entrainant à surprononcer les [r]…