
Créer du réel à la force de son imaginaire
Borges (Jorge Luis) 1939-1944, Fictions, Gallimard, Folio, 1951
Traduit de l’espagnol (Argentine) par P. Verdevoye et N. Ibarra (Ficciones)
L’auteur : 1899-1986
Fils d’un avocat et professeur de psychologie d’origine anglo-espagnole-portugaise. Sa famille vit en Suisse pendant la Première Guerre, puis s’installe en Espagne où Borgès publie son premier poème.
En 21, il retourne s’installer à Buenos Aires où il mène une intense activité littéraire : fonde trois revues laisser exprimer et connaître la modernité artistique argentine ; traduit Kafka et Faulkner ; publie poèmes, chansons, policiers parodiques, essais et critiques littéraires.
Ces contes à dominante fantastique, publiés à partir de 1938, sont repérés par Roger Caillois et publiés en français en 51, lui valent une renommée internationale.
Je connais un labyrinthe grec qui est une ligne unique, droite. Sur cette ligne, tant de philosophes se sont égarés qu’un pur détective peut bien s’y perdre.
p. 146
Sommaire
Partie 1 : Le Jardin aux sentiers qui bifurquent (1939-1941)
– Prologue
– Tlön Uqbar Orbis Tertius : un groupe d’écrivains américains s’amuse à créer de toute pièce un peuple, leur langue, la géographie de leur pays… et le publie sérieusement dans des articles d’encyclopédie.
– L’approche d’Almotasim : roman épique où un homme indien se met en quête d’un homme de bien dont il entend sans cesse parler.
– Pierre Ménard, auteur du Quichotte : écrivain méconnu qui a voulu réécrire le Quichotte en espagnol de l’époque de Cervantès, ce qui aurait donné un texte identique, mais totalement différent de portée pour notre époque.
– Les Ruines circulaires : un homme s’efforce de maîtriser ses rêves et y crée petit à petit un être autonome.
– La Loterie à Babylone : l’invention d’un jeu pour riche qui, de par sa popularité, est devenu institution pour tous, récompensant et punissant comme la roue de la fortune.
– La Bibliothèque de Babel : immensité labyrinthique qui contient tous les écrits possibles en toutes les langues, ainsi donc le livre de chaque destin – à condition de le trouver et de le comprendre.
– Examen de l’œuvre d’Herbert Quain : écrivain décédé qui rédigea un roman régressif à choix multiples, une pièce de théâtre à vies parallèles, un autre ouvrage où il donne des arguments pour que les lecteurs se croient créateurs.
– Le Jardin aux sentiers qui bifurquent : un chinois emporté dans des affaires d’espionnage raconte comment il a rencontré celui qui a découvert le célèbre labyrinthe de son ancêtre.
Partie 2 : Artifices (1941-1944)
– Funes ou la mémoire : La mémoire d’un jeune homme est devenue parfaite à la suite d’un accident de cheval.
– La Forme de l’épée : un Irlandais irascible raconte comment il s’est fait cette grande cicatrice en se donnant le beau rôle.
– Thème du traître et du héros : l’arrière petit-fils d’un héros révolutionnaire irlandais fait des recherches sur son ancêtre Kilpatrick qui semble avoir été victime d’un assassinat très littéraire, entre Jules César et Shakespeare.
– La mort et la boussole : Erik Lönnrot enquête sur l’assassinat d’un rabbin, suivi de deux autres, qui semblent prendre la forme d’une énigme mystique qu’il se réjouit de résoudre aisément.
– Le Miracle secret : Jaromir Hladik, auteur d’une tragédie inachevée, est arrêté et condamné à mort par le régime nazi. Par le travail de l’imagination, il tente d’échapper à son sort et de terminer sa tragédie.
– Trois versions de Judas : peut-être fallait-il un traître pour que Jésus devienne martyr ; peut-être que Judas choisit le pire pour se mortifier et rester dans l’humilité éternelle ; peut-être même que c’était lui l’incarnation de Dieu sur terre et qu’il a choisi de rester dans l’ombre de Jésus.
– La Fin : devant une boutique, un vieux nègre joue de la guitare depuis des années, il attend Martin Fierro pour venger son frère.
– La Secte du Phénix : communauté liée dans plusieurs pays par un rite secret et honteux.
– Le Sud : Juan Dahlmann manque de mourir d’un bête incident. A la sortie de l’hôpital, il décide donc d’aller voir la jolie maison de campagne pour laquelle il avait économisé. En chemin, il s’arrête pour manger dans une boutique inquiétante.
Commentaires
Les nouvelles de Borgès sont avant tout de merveilleuses inventions littéraires qui irriguent l’imagination de tout écrivain, de tout créateur, de tout rêveur. C’est une réponse immédiate et forte – peut-être comme celle qu’Umberto Echo apportera de son côté – à ceux qui disent que tout a été déjà raconté, que tout écrivain arrive trop tard. Un peu à l’image de l’Oulipo (OUvroir de LIttérature POtentielle) de Queneau, Pérec ou Calvino, Borgès ouvre des pistes, explore le potentiel infini de l’écriture de la fiction. A la différence que l’écriture n’est pas déclenchée par une contrainte génératrice mais par une fantaisie première, une condition « Et si…? ». Le style d’écriture est souvent un peu dur, intellectuel (ou bien est-ce dû à la traduction ?). La structure de ces nouvelles est souvent similaire : la découverte de quelque chose d’extraordinaire, son exploitation maximale, puis l’emballement ou le piège final. Ainsi, en plus de la création littéraire, il y a un ton mordant, ironique qui semble se délecter de punir l’hybris humaine (la démesure) avant de le prendre en pitié.
Plusieurs récits, comme le premier au titre étrange qui imagine la création d’un peuple par de faux articles encyclopédiques, travaillent sur la puissance du faux créateur. On pourrait faire le lien avec les univers parallèles et paranoïaques qui se créent par les différentes théories du complot.
Dans le roman indien, Borgès choisit de ne pas raconter tout le roman (roman qui serait immense), mais de faire comme si ce roman existait et de le résumer, d’en parler comme s’il l’avait lu, de poser sur le papier cet état particulier de la communication lorsque l’on raconte à quelqu’un ce qu’on a lu.
Le nouvel auteur du Quichotte joue sur une certaine dose d’absurde. Avec les 4 siècles de distance, le Don Quichotte serait un ouvrage bien différent si on le lit sans le replacer dans son contexte. Cervantès n’est donc plus le même écrivain.
Dans la création d’un être par le rêve, on retrouve la même fantaisie que chez Raymond Queneau (cf. Les Fleurs bleues), est-ce Tchouang-Tseu qui rêve qu’il est un papillon ou le papillon qui rêve qu’il est Tchouang-Tseu ? A force de faire exister un rêve avec plus de consistance, ce rêve ne finit-il pas par acquérir une plus grande importance de réalité pour l’homme qui rêve que la réalité elle-même ?
Dans « la loterie de Babylone », Borgès transforme une pratique, un usage en mythe fondateur d’une règle de l’humanité : l’inégalité du sort. Avec ce mythe, il retrouve une grande circularité car l’humain crée encore des jeux de hasard.
« La bibliothèque de Babel » est un labyrinthe qui laisse imaginer l’immensité, l’infinité que serait l’ensemble des livres qui pourraient se créer dans toutes les langues possibles. « L’oeuvre d’Herbert Quain » permet d’imaginer également tout le potentiel que la littérature classique – un roman, une pièce de théâtre – peut encore imaginer.
Enfin, dans la nouvelle éponyme du recueil, on trouve un schéma de récit policier particulièrement goûté par Borgès, lui permettant de faire naître un secret, même vide, dans l’attente du lecteur.
Dans la seconde partie, Borgès continue d’explorer les possibilités du pouvoir créateur de la littérature, pouvoir qui échappe au réel, au réalisme. En témoigne ce possesseur d’une mémoire parfaite – hypothèse impossible mais tellement riche pour l’imaginaire mais aussi pour la démarche logique de la pensée.
De nombreux récits tournent ici sur la notion de crime, crime qui se renverse, se retourne ; le criminel devient la victime et inversement, de même que le bien et le mal, cause et conséquence. Ce renversement est permis par exemple par le récit mensonger du narrateur – un peu comme le Bavard de Des Forêts – de « la Forme de l’épée ». Récit qui a juste substitué « il » avec « je », se raconte vu de l’extérieur, faisant voir l’étrangeté pour soi-même d’avoir accompli une lâcheté.
Le jeu de substitution joue également grâce à l’incomplétude de récits comme ceux de vieilles légendes comme « Thème du traître et du héros » ou « Trois versions de Judas » ; la recherche, les hypothèses permettent différentes lectures et interprétations qui font douter des fondements de soi, de la société, du bien… Borgès illustre ici à merveille le travail du chercheur, immensité intellectuelle de ce qui se pourrait chercher, retournement des possibilités de lecture, isolement terrifiant face au sentiment d’une vérité possible et vertigineuse pour l’unité de la croyance humaine.
Entre le chercheur et l’inspecteur, dans « La mort et la boussole », il y a peu de différences, sinon pour le lecteur. De plus le danger pour un enquêteur peut être à la fois physique et moral là où le danger est seulement moral ou intellectuel pour le chercheur.
Dans « Le miracle secret » et dans « le Sud », Borgès reprend le thème de la force incroyable de l’imaginaire ou du rêve qu’il avait déjà illustrée dans « Les Ruines circulaires ». Ici, le rêve maîtrisé, allié à la divagation, permet aux deux personnages d’achever leur vie d’une manière satisfaisante, de finir le travail qu’ils s’étaient donné. L’imaginaire a ceci de puissant qu’il peut corriger le réel.
Passages retenus
Eloge du résumé, p. 9 :
Délire laborieux et appauvrissant que de composer de vastes livres, de développer en cinq cent pages une idée que l’on peut très bien exposer oralement en quelques minutes. Mieux vaut feindre que ces livres existent déjà, et en offrir un résumé, un commentaire.
Puissance utopique du rêve, p. 54 :
Le dessein qui le guidait n’était pas impossible, bien que surnaturel. Il voulait rêver un homme : il voulait le rêver avec une intégrité minutieuse et l’imposer à la réalité. Ce projet magique avait épuisé tout l’espace de son âme ; si quelqu’un lui avait demandé son propre nom ou quelque trait de sa vie antérieure, il n’aurait pas su répondre.
Le livre ultime, p. 78 :
Une autre superstition de ces âges est arrivée jusqu’à nous : celle de l’Homme du Livre. Sur quelque étagère de quelque hexagone, raisonnait-on, il doit exister un livre qui est la clef et le résumé parfait de tous les autres : il y a un bibliothécaire qui a pris connaissance de ce livre et qui est semblable à un dieu.
Donner du pouvoir créateur au lecteur, p. 88 :
Il n’y a pas d’Européen (raisonnait-il) qui ne soit un écrivain en puissance ou en acte. Il affirmait aussi que des divers bonheurs que peut procurer la littérature, le plus élevé était l’invention. Puisque tout le monde n’est pas capable de ce bonheur, beaucoup de gens devront se contenter de simulacres. C’est pour ces « écrivains imparfaits », qui sont légion, que Quain rédigea les huit récits du livre Statements. Chacun d’eux préfigure ou promet un bon argument volontairement gâché par l’auteur.
Ce que l’on doit à l’humanité, p. 123 :
De profondes fusillades ébranlèrent le Sud. Je dis à Moon que nos compagnons nous attendaient. Mon pardessus et mon revolver étaient dans ma chambre ; je revins, je trouvai Moon allongé sur le sofa, les yeux fermés. Il supposa qu’il avait la fièvre, il prétexta un spasme douloureux dans l’épaule.
Je compris alors que sa lâcheté était irrémédiable. Je le priai gauchement de se soigner et pris congé. Cet homme apeuré me faisait honte comme si c’était moi le lâche et non Vincent Moon. Ce que fait un homme, c’est comme si tous les hommes le faisaient. Il n’est donc pas injuste qu’une désobéissance dans un jardin ait pu contaminer toute l’humanité ; il n’est donc pas injuste que le crucifiement d’un seul juif ait suffi à la sauver. Schopenhauer a peut-être raison : je suis tous les hommes, n’importe quel homme est tous les hommes.
Le langage intraduisible de la nature, p. 170 :
Il existe une heure de la soirée où la prairie va dire quelque chose. Elle ne le dit jamais. Peut-être le dit-elle infiniment et nous ne l’entendons pas, ou nous l’entendons, mais ce quelque chose est intraduisible comme une musique…