
Le derviche qui façonna par l’amour le grand poète Rûmi
Shafak (Elif) 2009, Soufi, mon amour, Libella, 10/18, 2010
Traduit de l’anglais par Dominique Letellier (titre original : The Forty Rules of Love)
Résumé
Ella, fatiguée de sa vie de mère au foyer, aux Etats-Unis, est chargée de faire une lecture critique du premier roman d’un auteur, racontant la rencontre et l’amitié entre Rûmi et le derviche Shams de Tabriz, au XIIIe siècle.
Ne connaissant rien de la culture musulmane, Ella entre en contact avec l’auteur, un certain Aziz, qui l’aide à comprendre le message d’amour radical soufi que portait le sulfureux derviche pour transformer un théologien en plus grand poète musulman.
Tu te préoccupes trop de ce que les gens pensent. Mais tu sais quoi ? Puisque tu veux si désespérément gagner l’approbation des autres, tu ne te débarrasseras jamais de leurs critiques, quels que soient tes efforts.
p. 126
L’auteure : Elif Shafak (Şafak en turc)
Née en 1971 à Strasbourg de parents turcs, père philosophe et mère diplomate qui se séparent alors qu’elle est enfant. Grandit à Ankara, environnement presque exclusivement féminin, voyage souvent avec sa mère.
Etudie les Relations internationales à Ankara. Recherches sur les questions du genre et de la femme, et sur la culture des derviches, ingrédients qui vont être au coeur de ses premiers romans. Elle publie Pinhan en 1998 qui obtient le prix Mevlana.
En 2002, elle commence à enseigner les gender studies aux Etats-Unis et publie un premier roman en anglais. Elle soutient sa thèses en sciences politiques en 2004 sur les discours de masculinité dans la culture turque moderne. En 2006, alors en dépression post-partum, son second roman en anglais, La Batarde d’Istanbul, traitant du génocide arménien, lui vaut un procès en Turquie.
Commentaires
Le récit est pris en charge par une diversité de personnages-narrateurs, à la manière de Mon nom est Rouge (1998), roman de son célèbre compatriote Orhan Pamuk, très probablement à l’esprit de l’auteure car plongeant également dans l’histoire du monde ottoman pour y installer la fiction, débutant également avec l’annonce d’un meurtre. Certains personnages centraux sont des narrateurs récurrents (Ella, Shams), d’autres secondaires gravitent autour, donnent une couleur locale en représentant le peuple ordinaire (voire marginal) d’une époque et d’un lieu (prostituée, ivrogne, lépreux, apprenti…) et permettent un regard de recul, de prudence face à l’histoire, de distance respectueuse devant un monument de la culture du monde musulman, dont la célébrité et la popularité équivalent à Shakespeare dans la culture occidentale. La parole de Rûmi est finalement assez discrète, ne s’engageant pas trop sur la personnalité de celui-ci, qu’on découvre davantage par l’intermédiaire de la parole de ses deux fils, de sa fille adoptive et de sa seconde femme, dépeignant pour Sultan Walad et Kimya une face lumineuse suscitant l’admiration – l’homme de génie – et pour Aladin et Kerra une face plus sombre – le père qui néglige sa famille, et en provoque quelque part le malheur par sa quête.
En plus de proposer une reconstitution historique (roman historique, bio-fiction), Elif Shafak, par l’intermédiaire de son alter ego Ella (prénom déformé, américanisé ?), tente de tirer des leçons de vie de la spiritualité soufie, pouvant s’appliquer à une femme quarantenaire déçue du bonheur procuré par le mode de vie de la famille bourgeoise (ce qui pourrait être le profil de nombre de ses lectrices anglophones). Ella fait le travail que peut opérer chaque lecteur, de passage et d’application de ces préceptes anciens et orientaux à sa vie moderne occidentale. La spiritualité, pourtant au coeur du mysticisme soufi, est quelque part un peu évacuée, discrète, au profit d’une application concrète du message soufi, ainsi plus accessible à un public occidental peu au fait de la culture musulmane. Le résultat caricatural pour le personnage d’Ella ressemble à de grands messages de positivité (aime-toi toi-même, prends du recul, ne juge pas…) qui ont quelque chose des recettes de bien-être des magazines féminins. Ainsi, le titre original « Les Quarante Règles de l’amour » pourrait être parodié en « Quarante conseils de bien-être » pour femmes au foyer type Emma Bovary, s’ennuyant dans une vie bourgeoise bien rangée, lisant des romans d’amour et rêvant à un amour fabuleux et puissant. En cela, la traduction décalée française du titre n’est peut-être pas si mal choisie, car le roman est tout de même plus riche et cette facette est simplement la volonté de rendre accessible au grand public.
Le message d’amour soufi ne se limite pas à l’amour entre deux personnes, mais porte sur la manière de vivre, de se vivre soi et de considérer l’autre. C’est un amour sous toutes ses formes, de l’individu à la somme des humains, à la nature et à Dieu, qui rappelle la conception de l’amour selon Socrate, dans Le Banquet de Platon. L’amour qui se construit entre Ella et Aziz, supposé s’opposer à celui morne du mariage, est finalement très peu développé. La relation d’amitié extraordinaire Rûmi-Shams est également plutôt discrète, décrite seulement de l’extérieur. Car le coeur du roman est le personnage du derviche Shams de Tabriz, personnage excentrique de par sa radicalité anticonformiste qui pourrait faire penser aussi bien à Diogène le cynique qu’à un vagabond romantique porteur d’un message d’amour, bousculant les convenances et perturbant les certitudes (qu’on pourrait comparer au personnage Pasolini du Théorème), l’auteure présente un visage souriant de l’Islam, dont le message pourrait se rapprocher de la recherche de sagesse des philosophes antiques, Shams ayant quelque chose de l’accoucheur Socrate, bousculant par ses discours et son comportement volontiers provocateurs les certitudes confortables du favorisé Rûmi, provenant d’une famille importante, et l’amenant à extirper de lui-même la douleur humaine et ainsi le talent poétique (Socrate n’a-t-il pas fait de même avec l’élève Platon, comme il le fait dans tous les dialogues ?) : le poussant par exemple à entrer dans une taverne. Et tout comme Socrate s’attire les foudres des puissants (condamné à mort) parce que refusant de s’excuser, Shams signe indirectement sa fin par la leçon qu’il donne à un puissant. Tout comme Socrate, Shams inspirera Rûmi autant par sa parole soufie, que par le lien humain fort qu’il développe avec celui-ci et par sa perte violente qui n’a de soin que l’écriture (la condamnation de Socrate aurait également poussé Platon à l’écriture). En revanche, l’un et l’autre semblent sans corps, incapables d’amour physique terrestre.
Passages retenus
Shams et son caractère, p. 98 :
Quand la routine s’installait, il était au désespoir, comme un tigre piégé dans une cage. Si une conversation l’ennuyait ou si quelqu’un faisait une remarque idiote, il se levait et partait. Jamais il ne perdait de temps avec des fadaises. Des valeurs chéries par presque tous les êtres humains – telles que la sécurité, le confort, le bonheur – n’avaient presque aucun sens à ses yeux. Sa méfiance envers les mots était si intense que souvent il ne parlait pas pendant des jours. Cela faisait l’objet d’une autre de ses Règles : La plupart des problèmes du monde viennent d’erreurs linguistiques et de simples incompréhensions. Ne prenez jamais les mots dans leur sens premier. Quand vous entrez dans la zone de l’amour, le langage tel que nous le connaissons devient obsolète. Ce qui ne peut être dit avec des mots ne peut être compris qu’à travers le silence.
Le lépreux, p. 147
Je suis un arbre nu. Ma peau, mes organes, mon visage se délitent. Chaque jour, une autre partie de mon corps m’abandonne. Contrairement à l’érable, il n’y aura pas de printemps pendant lequel je refleurirai. Ce que j’ai perdu, je l’ai perdu à jamais. Quand les gens me regardent, ils ne voient pas qui je suis, mais ce qui me manque. Chaque fois qu’ils déposent une pièce dans mon bol, ils le font à une vitesse stupéfiante, évitant de croiser mes yeux, comme si mon regard était contagieux. A leur avis, je suis pire qu’un voleur ou un meurtrier. Ils ont beau réprouver de tels hors-la-loi, ils ne les traitent pas comme s’ils étaient invisibles. En ce qui me concerne, cependant, tout ce qu’ils voient, c’est la mort qui les regarde. C’est ça qui leur fait peur : de reconnaître que la mort peut être si proche et si laide.
Le théologien vu par le misérable, p. 149 :
Au début, j’aime ce qu’il dit. Cela me réchauffe le coeur de penser que la joie et la peine dépendent l’une de l’autre comme les ailes d’un oiseau. Mais presque tout de suite, je prends conscience d’un ressentiment qui m’étreint la gorge. Que sait Rûmi de la souffrance ? Fils d’un homme éminent, héritier d’une famille riche et en vue, il n’a connu que le bon côté de la vie. Je sais qu’il a perdu sa première épouse, mais je ne crois pas qu’il ait jamais fait l’expérience d’un vrai malheur. Né avec une cuillère en argent dans la bouche, élevé dans des cercles distingués, instruit par les meilleurs érudits, toujours aimé, entouré et admiré, comment ose-t-il parler de souffrance ?
Le coeur serré, je comprends que le contraste entre Rûmi et moi ne pourrait être plus clair. Pourquoi Dieu est-il si injuste ? A moi, il a donné la pauvreté, la maladie et la misère. A lui, la richesse, le succès et et la sagesse. Avec sa réputation sans tâche et son allure royale, il ne semble pas appartenir à ce monde, pas à cette ville en tout cas. Je dois couvrir mon visage si je ne veux pas que les gens soient révulsés par mon aspect, alors qu’il rayonne en public comme un joyau. Je me demande comment il serait reçu s’il était dans mes sandales.
Apprendre à s’aimer, p. 186 :
Si tu veux changer la manière dont les autres te traitent, tu dois d’abord changer la manière dont tu te traites. Tant que tu n’apprends pas à t’aimer, pleinement et sincèrement, tu ne pourras jamais être aimée. Quand tu arriveras à ce stade, sois pourtant reconnaissante de chaque épine que les autres pourront jeter sur toi. C’est le signe que bientôt, tu recevras une pluie de roses.
Le chaudron de la vie, p. 200 :
Savez-vous que Shams disait que le monde est un énorme chaudron et que quelque chose d’essentiel y cuit ? Nous ne savons pas encore quoi. Tout ce que nous faisons, sentons ou pensons est un ingrédient de cette mixture. Nous devons nous demander ce que nous ajoutons au chaudron. Y ajoutons-nous du ressentiment, des animosités, de la violence ? Ou y ajoutons-nous de l’amour et de l’harmonie ?
Changer par l’amour, p. 375 :
Tout amour, toute amitié sincère est une histoire de transformation inattendue. Si nous sommes la même personne avant et après avoir aimé, cela signifie que nous n’avons pas suffisamment aimé.