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Ramasse tes lettres : Le Baron perché, d’Italo Calvino (roman)

Remontée dans l’arbre de l’adolescence

Calvino (Italo) 1957, Le Baron perché, Gallimard, 2018
Traduit de l’italien par Martin Rueff (titre original : Il Barone rampante)

Note : 4 sur 5.

Résumé

Lors d’un repas en famille, Cosimo se dispute avec son père, il baron di Rondo. Il grimpe dans l’un des arbres du jardin, et décide de ne plus en redescendre. Son frère lui fait parvenir le nécessaire. En passant par les branches il gagne le jardin voisin, où une jeune fille fait de la balançoire. Plus loin, il rencontre les petits chapardeurs de pomme, fait connaissance avec les paysans des terres de son père, les bohémiens, les chasseurs, les brigands, des exilés espagnols… Cosimo chasse, prend en charge la protection de la forêt, aide ses sujets, lit, envoie des lettres aux philosophes français des Lumières…

L’auteur : Italo Calvino (1923-1985)
Grandit à Sanremo (Ligurie), père agronome, mère biologiste. Education laïque et antifasciste. Pendant la guerre, il interrompt ses études d’agronomie et s’engage dans les brigades Garibaldi, puis au Parti communiste, écrit dans les journaux.
Après la guerre, il fait des études de lettres, puis se lance en littérature avec l’appui de Cesare Pavese, publiant son premier roman en 47, Les Sentier des nids d’araignée, parlant de ses années de résistance dans un style néo-réaliste. En 52, il semble changer de direction en se tournant vers le conte philosophique avec sa trilogie des Ancêtres (Le Vicomte pourfendu, le Baron perché et le Chevalier inexistant), et en rompant avec le Parti communiste à la suite de l’invasion soviétique de la Hongrie en 56.
Après son mariage en 64 et la naissance de sa fille, il s’installe à Paris en 67 et devient membre du groupe artistique de l’Oulipo en 73.

Commentaires

Bien que ce roman soit de facture réaliste, écrit et publié bien avant l’adhésion de Calvino au groupe Oulipo (16 ans plus tard), c’est bien l’idée de base en tant que contrainte, un homme vivant dans les arbres, qui semble guider l’acte créateur, obligeant à penser la cohérence d’un mode de vie dans les arbres, les conséquences de ce donné : comment dort-il, se lave-t-il, mange-t-il ? quels rapports avec les terrestres ? quelles rencontres pourrait-il faire ? comment pourrait-il vivre l’amour ? et satisfaire ses besoins ? quelle vision du monde a-t-il ? que pourrait-il apporter à la société ? comment la société le percevrait-elle ?
Ce roman est en cela proche des contes philosophiques du XVIIIe, de Voltaire, Diderot… auxquels le récit fait allusion. Le jeune baron devient même un acteur des Lumières, correspondant avec les philosophes de son temps. Les contes philosophiques sont souvent caractérisés par le principe du décentrement, un point de vue décalé sur le monde, une étrangeté du monde imaginaire créé qui empêche le lecteur d’adopter ses automatismes de pensée (égocentrés ou ethnocentrés) et le force à reconstruire ses jugements depuis un nouveau centre : Gulliver devant les Lilliputiens chez Swift et un géant grand de plusieurs km chez Voltaire, naïveté absolue de Candide, regard des Perses sur la Cour du roi de France chez Montesquieu… Ici, Cosimo vivant dans les arbres, porte un nouveau regard sur la condition humaine : son oncle un peu fou dont il finit par deviner les actions et agitations secrètes, les bohémiens et brigands que tout le monde déteste… Le personnage, en cela, est symbole de l’œuvre, et représente peut-être également la pensée de l’auteur : il est important de prendre du recul, faire un pas de côté pour mieux penser le monde et agir, faire revenir les lumières sur un monde sombre ; Calvino rompt à cette époque avec le Parti communiste qui tend à imposer selon le modèle stalinien, un suivisme artistique et idéologique, limitations à la création et à l’imaginaire.
Sous le signe des Lumières, l’œuvre est un appel à la liberté, adolescent qui se rebelle contre une famille terne, appliquant des principes froids qui coupent toute humanité. Appel à la réflexion, à la pensée, à la philosophie, à la vie, à l’humour, à l’aventure de l’adolescence, avec presque un côté didactique. C’est peut-être en cela qu’on peut avec Tonio Cavilla (dans la postface ou « à propos » de cette édition) rapprocher le Baron d’Alice au pays des merveilles et de Peter Pan. Cependant, si l’œuvre conserve quelques éléments du conte : pirates, monde perché des migrants espagnols, le brigand éclairé, etc., le merveilleux à proprement parler est absent, le personnage n’est pas dans une perspective de quête (le roman est plutôt une fiction de biographie, retraçant la vie du personnage depuis sa jeunesse jusque sa mort), le récit ne propose pas de morale…
C’est dans le rapprochement avec Don Quichotte qu’on trouvera peut-être les idées d’interprétations les plus riches. Comme le personnage de Cervantès se bat contre des moulins au nom d’un monde chevaleresque idéalisé depuis longtemps disparu, Cosimo fait acte de résistance contre le monde civilisé tel qu’il existe, monde de privilèges, de domination, de guerre, de discrimination, d’oppression des individus par les mœurs, de raison froide et destructrice… En grimpant dans les arbres, il semble renouer avec l’origine forestière des primates, comme s’il remettait en question la civilisation entière des hommes depuis la descente des arbres. Comme si une erreur originelle avait été faite, qui menait invariablement l’humanité aux tragédies des guerres mondiales, des bombes nucléaires et du fascisme. Ici, la nature, c’est cette forêt épaisse qui permet de relier Gênes à Nice, qui apparaît comme une nostalgie, déjà perdue à l’époque où le roman s’écrit. Si l’on pourrait s’attendre à ce que la crise d’adolescence se termine par une redescente de Cosimo, une perte d’illusions, un triomphe de la raison, des intérêts pratiques de sa position de baron, comme l’on pourrait attendre à une désillusion finale du Quichotte, l’un comme l’autre poursuivent leur rêve, leur crise, leur rébellion contre le réel. Et leur entêtement qui paraissait absurde et naïf, une folie, finit par impressionner, par séduire, par entraîner au rêve. Et c’est ce qui fait du Baron perché un symbole du XXIe siècle écologique et de son rêve du retour par la décroissance à une harmonie perdue avec la nature, harmonie qui caractérisait si bien les peuples primitifs, que l’on redécouvre aujourd’hui, parfois bien plus humains, organisés et cohérents que nous modernes. Dans ce rêve d’un règne de l’arbre retrouvé, Cosimo apparaît comme un prophète, pionnier, équilibriste et troubadour, prêchant depuis son arbre.

Passages retenus

Le bienfait de l’ouvrage en commun, p.164 :
Il comprit ceci : les associations rendent toujours l’homme plus fort et elles mettent en valeur les meilleures aptitudes de chacun et elles procurent une joie qu’il est difficile d’obtenir si on reste à son compte, celle de constater qu’il existe nombre de gens honnêtes et de qualité, capables de faire de grandes choses, et pour qui il vaut la peine de vouloir le bien (tandis que lorsque l’on vit chacun pour soi, c’est souvent le contraire qui arrive, on voit les personnes sous leur autre face, celle qui nous force à tenir toujours la main sur la garde de l’épée).
Donc, l’été des incendies fut un bon été : il y avait un problème commun que tous avaient à cœur de régler : et chacun le faisait passer avant ses intérêts personnels, et se trouvait payé en retour par la satisfaction éprouvée d’entretenir des relations de concorde et d’estime avec tant de personnes de qualité.
Plus tard, Cosimo comprendrait que quand ce problème commun disparaît, les associations ne sont plus aussi bonnes qu’auparavant, et qu’il vaut mieux alors être un homme seul qu’un chef.

Passage du récit historique au conte romancé, p. 188 :
Parti d’une version tout en inventions et en fioritures, je crois que Cosimo avait fini par arriver, au fur et à mesure d’approximations successives, à un récit presque véridique des faits. Il s’en sortit bien deux ou trois fois ; puis, comme les habitants d’Ombrosa ne se lassaient jamais d’écouter le récit, et qu’il y avait sans cesse de nouveaux auditeurs pour réclamer de nouveaux détails, il fut conduit à faire des ajouts, des amplifications, des hyperboles, à introduire de nouveaux personnages et de nouveaux épisodes, et elle devint plus inventée qu’au début.

Histoire Vs. Fiction, p. 189 :
Bref, il avait été pris de la manie de ceux qui racontent des histoires et qui ne savent jamais si les meilleures sont celles qui se sont réellement passées, et dont l’évocation fait revenir comme une mer d’heures écoulées, sentiments infimes, ennuis, bonheurs, incertitudes, fausses gloires, dégoûts de soi, ou si ce ne sont pas plutôt celles qu’on s’invente, dans lesquelles on coupe à la serpe, et où tout semble facile, mais au cours desquelles, plus on introduit de variantes, plus on s’aperçoit qu’on se remet à parler des choses qu’on a traversées ou comprises dans la vraie vie.
Cosimo était encore à l’âge où l’envie de raconter donne envie de vivre, et où on croit ne pas encore avoir vécu assez de choses à raconter, et c’est ainsi qu’il partait à la chasse, qu’il s’absentait pendant des semaines entières, et qu’il revenait sur les arbres de la place en tenant par la queue fouines, blaireaux et renards et il se mettait à raconter aux habitants d’Ombrosa de nouvelles histoires, qui, de vraies qu’elles étaient, devenaient inventées quand il les racontait, et d’inventées se faisaient vraies.

Premier amour, p. 202 :
Et ainsi, serrés sur l’arbre, à chaque geste, ils étaient obligés de s’étreindre.
« Houlà », dit-elle, et, lui le premier, ils s’embrassèrent.
Ainsi commença l’amour, le garçon heureux et abasourdi, elle heureuse et pas surprise pour un sou (car rien n’arrive par hasard aux jeunes filles). C’était l’amour, si longtemps attendu par Cosimo et qui lui arrivait d’un coup sans prévenir, et tellement beau qu’il ne comprenait pas comment il avait pu imaginer qu’il était beau avant de le connaître. Et ce qui était le plus nouveau dans sa beauté c’était qu’il fût aussi simple et il sembla alors au jeune homme qu’il devait toujours en être ainsi.

Coup de foudre, p. 233 :
Et voici qu’en moins de temps que ne l’avait prévu Cosimo, la femme à cheval était arrivée à la lisière du pré proche de lui, elle passait désormais entre les deux pilastres aux lions qui semblaient avoir été placés là en son honneur, et elle se tournait vers le pré et vers tout ce qu’il y avait au-delà du pré, avec un large geste qui pouvait être d’adieu, et elle galopait vers l’avant, passait sous le frêne, et Cosimo avait bien vu son visage et son corps, droit sur la selle, le visage qui était tout à la fois celui d’une femme fière et d’une petite fille, le front heureux de se retrouver au-dessus de ces yeux, les yeux heureux de se retrouver sur ce visage, le nez la bouche le menton le cou chaque chose en elle heureuse de toutes les autres choses en elle, et tout tout tout rappelait la fillette vue alors qu’elle avait douze ans sur la balançoire le premier jour qu’il était monté sur l’arbre : Sofonisba Viola Violante d’Ondariva.
Cette découverte, ou plutôt le fait d’avoir porté depuis le premier instant cette découverte inavouée au point de pouvoir la proclamer à lui-même, remplit Cosimo d’une espèce de fièvre. Il voulut la rappeler en hurlant, pour qu’elle levât les yeux vers le frêne et qu’elle le vît, mais dans sa gorge seul le cri de la bécasse lui vint, et elle ne se retourna pas.
Désormais le cheval blanc galopait dans la châtaigneraie, et les sabots battaient sur les bogues éparpillés au sol, ouvrant et découvrant l’écorce luisante et ligneuse de leur fruit. L’amazone dirigeait son cheval tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; et Cosimo pensait qu’elle était déjà loin et inatteignable, et alors, sautant d’arbre en arbre, il la voyait à nouveau reparaître avec surprise dans la perspective des troncs, et cette manière de se mouvoir excitait davantage encore le feu du souvenir qui flamboyait dans la mémoire du baron. Il voulait l’appeler, signaler sa présence, mais de ses lèvres ne venait que le gloussement de la perdrix grise, et la cavalière ne lui prêtait aucune attention.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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