
Quand art, amour et ambition s’entremêlent
Tchékhov (Anton) 1895, La Mouette, Actes Sud, Babel, 1996
Traduit du russe par André Markowicz et Françoise Morvan (titre : Чайка)
Résumé
Konstantin écrit une pièce et donne le premier rôle à Nina, la jeune femme qu’il aime. La pièce est très novatrice – symboliste – pour impressionner sa mère Irina, une célèbre actrice, et Trigorine, l’amant de celle-ci, écrivain reconnu.
Irina rit de la pièce de son fils et ce dernier se vexe. Trigorine, séduit par la fraîcheur de la jeune fille, la complimente. Nina, impressionnée par l’écrivain, décide de partir avec lui à Moscou pour accomplir sa vocation…
Commentaires
Avec la complexité de l’intrigue, les amours croisés des uns et des autres, la sensiblerie du fils, le caractère tranché de la mère et le bon bourgeois d’écrivain, les amours des personnages secondaires qui redoublent ceux de la famille noble, il y a de quoi se croire dans un vaudeville ou un mélodrame. C’est peut-être le sentiment qu’ont eu les premiers spectateurs de cette pièce, qui l’ont très mal reçue.
Pourtant, cette pièce propose une véritable réflexion sur la vie de l’artiste, la célébrité, les contradictions du travail et de la vie familiale et amoureuse. De même, Tchekhov montre comment les ambitions artistiques peuvent être trompeuses, mal motivées – recherchant la reconnaissance ou la célébrité, au lieu du simple plaisir de la pratique, peuvent aussi entrer en contradiction avec les amours. Le désir, et l’amour qui semble venir avec, n’en est pas moins trompeur et mal motivé – se rapprocher de quelqu’un qui peut aider à ses ambitions ; confusion entre amour et admiration pour la réussite – de sorte que chaque personnage de la pièce semble amoureux d’une personne qui ne lui rend pas son amour. En cela, il y a comme une mise en parallèle entre l’art et l’amour. Et le résultat est pathétique, sans appel : la majorité de ces personnages, détournés de ce qui est leur vraie nature, ne pourront trouver leur bonheur et rendront par ailleurs le reste de ceux qui pourraient l’être, malheureux, en volant leur moment de gloire, en négligeant leur amour…
On pourrait aussi établir un parallèle entre Tchekhov et Dostoïevski. De la même manière que ceux des romans de ce dernier, les personnages de Tchekhov semblent animés d’un libre-arbitre, non être manipulés par l’auteur. Ils agissent suivant leurs tensions internes, jusqu’au déchirement, à l’erreur. Contrairement aux romans de son prédécesseur, les conséquences de ces tensions sont plus pitoyables que tragiques. Mais il est difficile de comprendre s’il serait plus adéquat de ressentir de la pitié ou de se moquer de ces personnages ; là où les personnages dostoïevskiens sont plutôt dramatiques et inspirent des émotions, de la catharsis. Ainsi, Tchekhov se rapprocherait plutôt d’un Brecht, même si la distanciation n’est pas aussi nette.
Passages retenus
p. 121-122 :
NINA. […] Il ne croyait pas au théâtre, il se moquait toujours de mes rêves, et, peu à peu, moi aussi, j’ai perdu la foi, et toute ma force d’âme est tombée… Et puis les soucis de l’amour, la jalousie, la peur, tout le temps, pour le petit… Je suis devenue mesquine, insignifiante, je jouais en dépit du bon sens… Je ne savais pas quoi faire de mes mains, je ne savais pas me tenir sur scène, je ne maîtrisais pas ma voix. Vous ne comprenez pas ce que c’est que cet état, de sentir qu’on joue d’une façon monstrueuse. Je suis une mouette. Non, ce n’est pas ça… Vous vous souvenez, vous aviez tiré une mouette ? Survient un homme, il la voit, et, pour passer le temps, il la détruit… Le sujet d’une petite nouvelle… Ce n’est pas ça… (Elle se passe la main sur le front.) De quoi est-ce que je ? … Je parle de la scène. Maintenant je ne suis déjà plus… Je suis déjà une véritable actrice, je joue avec bonheur, avec exaltation, la scène m’enivre et je suis éblouissante. Et maintenant, depuis que je suis ici, je sors tout le temps marcher, je marche et je réfléchis, je réfléchis et je sens que, de jour en jour, mes forces spirituelles grandissent… Maintenant, je sais, je comprends, Kostia, que, dans notre patrie – c’est la même chose qu’on joue sur scène ou qu’on écrive –, ce qui compte, ce n’est pas la gloire, pas l’éclat, pas ce dont je rêvais, mais la longue patience. Sache porter ta croix, aie la foi. J’ai la foi, et j’ai moins mal, et, quand je pense à ma vocation, je n’ai plus peur de la vie.
TREPLEV (tristement). Vous avez trouvé votre voie, vous savez où vous allez, et, moi, j’erre toujours dans le chaos des songes et des images, sans savoir ni pour quoi ni pour qui il le faut. Moi, je n’ai pas la foi, et je ne sais pas ce que c’est, ma vocation.