
Pourquoi l’homme consomme-t-il de la viande ?
Plutarque 72-90(~), Manger la chair ? Traité sur les animaux, Rivages, 2018
Connu sous le titre « Sur la consommation de la viande » discours 1 & 2, tiré des Oeuvres morales, pièces 65 et 66, trad. du grec par Jacques Amyot (1515-1593) (titre original : Περί σαρκοφαγίας)
L’édition contient également le dialogue Grillos ou Les animaux doués de raison, pièce n°64 des Oeuvres morales.
Résumé
Plutarque renverse la question végétarienne, plutôt que de donner des raisons d’arrêter de consommer de la viande, il cherche le pourquoi de cette pratique profondément immorale, sale, contraire à la nature humaine et n’y trouve que vices : gourmandise, volonté de dominer et d’asservir…
Commentaires
Il est surprenant de voir que les arguments et exemples de Plutarque sont encore presque littéralement repris par les militants végétariens : question de la souffrance animale que l’on renie alors qu’elle est évidente ; comparaison des abattoirs à des charniers et mise à distance de cette horreur du sang, de l’origine de la viande, par la préparation culinaire, la transformation, la mise en sauce ; illusion des discours de la nécessité alimentaire qui voilent la satisfaction des vices de la gourmandise et du lucre (viande comme marqueur de richesse), orgueil d’être au sommet de la chaîne alimentaire et d’asservir les autres espèces ; immensité du gâchis alimentaire ; être humain biologiquement non adapté à cette pratique…
La richesse en termes d’images (permettant de réellement confronter le lecteur à la visualisation de l’horreur de la tuerie, du ridicule de l’homme désoutillé s’attaquant à une vache), la variété des arguments, l’adresse rhétorique (retournement de l’idée, ironie, autorité des références à Pythagore, Homère), font de ce court essai un véritable manifeste végétarien, ancrant au passage cette lutte dans les débuts de l’histoire humaine (on pourrait penser à la séparation entre la branche homo omnivore et celle des paranthropes, visiblement majoritairement végétarien). Le végétarianisme n’étant dès lors plus la lubie récente d’une population « bobo », victime d’une sensiblerie excessive assimilant tout animal à un chat domestique, mais au contraire l’engagement d’intellectuels, de scientifiques et penseurs (de Pythagore à Plutarque en passant par Homère), du côté de la civilisation et de la nature face à l’immoralité, le vice, la dégénérescence de l’humain.
La parole de Plutarque est ici traduite par le célèbre humaniste Amyot dont le style aurait irrigué ceux de Montaigne puis des grands prosateurs français (Chateaubriand, Plutarque ayant souvent été l’une des bases des études scolaires par ses Vies parallèles). Bien que le langage de celui-ci abuse parfois de tournures tirées du latin, forçant la syntaxe française, son style est tout de même plus proche de la sécheresse classique du XVIIe que de la luxuriance de Rabelais ou Du Bellay. Toutefois, c’est aussi par cette fidélité au modèle latin qu’on se régale d’une certaine étrangeté de la langue.
Passages retenus
I. Tu me demandes pour quelle raison Pythagore s’abstenait de manger de la chair, mais au contraire je m’émerveille moi, quelle affection, quel courage, ou quelle raison eut donc (*oncques) l’homme qui le premier approcha de sa bouche une chair meurtrie, qui osa toucher de ses lèvres la chair d’une bête morte, et comment il fit servir à sa table des corps morts, et en putréfaction, et faire viande et nourriture des membres qui peu devant bêlaient, mugissaient, marchaient et voyaient. Comment purent ses yeux souffrir de voir un meurtre ? De voir tuer, écorcher, démembrer une pauvre bête ? Comment put son odorement en supporter la senteur ? Comment est-ce que son goût ne fut pas dégoûté par horreur, quand il vient à manier l’ordure des blessures, quand il vint à recevoir le sang et le jus sortant des plaies mortelles d’autrui ?
Les peaux rampaient sur la terre écorchées,
Les chairs aussi mugissaient embrochées,
Cuites autant que crues, et était
Semblable aux bœufs la voix qui en sortait.
(Odyssée, XII, Homère, ~8e siècle avant J.C.)
VI. […] Mais rien ne nous émeut, ni la belle couleur, ni la douceur de la voix accordée, ni la subtilité de l’esprit, ni la netteté du vivre, ni la vivacité du sens et entendement des malheureux animaux, ainsi pour un peu de chair nous leur ôtons la vie, le soleil, la lumière, et le cours de la vie qui leur était préfixé par la nature ; et puis nous pensons que les voix qu’ils jettent de peur ne soient point articulées, et qu’elles ne signifient rien, là où ce sont prières, supplications et justifications de chacune de ces pauvres bêtes qui crient : « Si tu es contraint par nécessité, je ne te supplie point de me sauver la vie, mais bien si c’est par désordonnée volonté ; si c’est pour manger, tue-moi ; si c’est pour friandement manger, ne me tue point. » Ô la grande cruauté ! C’est horreur de voir seulement la table des riches hommes servie et couverte par cuisiniers et sauciers qui habillent ces corps morts, mais encore plus d’horreur y a-t-il à la voir desservir, par ce que le relief de ce que l’on emporte est plus que ce que l’on a mangé : pour néant donc que ces pauvres bêtes-là ont été tuées.
VII. Mais pour ce qu’il y en a qui tiennent qu’ils ont la nature pour cause et origine première de manger chair, prouvons-leur que cela ne peut être selon la nature de l’homme. Premièrement cela se peut montrer par la naturelle composition du corps humain, car il ne ressemble à nul des animaux que la nature à faits pour se paître de chair, vu qu’il n’a ni bec crochu, ni des ongles pointus, ni les dents aiguës, ni l’estomac si fort, ni les esprits si chauds, qu’ils puissent cuire et digérer la masse pesante de la chair crue : et quand il n’y aurait autre chose, la nature même à l’égalité plate des dents unies, à la petite bouche, à la langue molle et douce, et à l’imbécilité de la chaleur naturelle, et des esprits servant à la concoction, montre elle-même qu’elle n’approuve point à l’homme l’usage de manger chair. Que si tu veux obstiner à soutenir que nature l’a fait pour manger telle viande, tout premier tue-la donc toi-même, je dis toi-même, sans user ni de couperet, ni de couteau, ni de cognée, ainsi comme les loups, et les ours, et les lions à mesure qu’ils mangent, tuent la bête, aussi toi, tue-moi un bœuf à force de la mordre à belles dents, ou de la bouche un sanglier, déchire-moi un agneau ou un lièvre à belles griffes, et le mange encore tout vif, ainsi comme ces bêtes-là font : mais si tu attends qu’elles soient mortes pour en manger, et as honte de chasser à belles dents l’âme présente de la chair que tu manges, pourquoi donc manges-tu ce qui a âme ? Mais encore qu’elle fût privée d’âme et toute morte, il n’y a personne qui eût le coeur d’en manger telle qu’elle serait, ainsi la font bouillir, ils la rôtissent, ils la transformes avec le feu et plusieurs drogues, altérant, déguisant et éteignant l’horreur du meurtre, afin que le sentiment du goût trompé et déçu par tels déguisements ne refuse point ce qui lui est étrange.