
Ne plus voir le futur modeste promis par l’écologie comme une régression
Rabhi (Pierre) 2010, Vers la sobriété heureuse, Actes Sud, Babel essai, 2013
Résumé
Au travers d’exemples de la sagesse populaire, de fables comme celle du colibri pompier, de récits de voyages et rencontres, et surtout par l’exemple de son parcours (d’un oasis de l’Algérie à la réussite de sa ferme ardéchoise, en passant par les usines de France et les débuts d’ouvrier agricole), Pierre Rabhi explique en quoi le monde en est arrivé à une impasse, son modèle de développement par l’extraction et par l’accumulation de richesses détruisant la nature et l’humain, et prône la création d’un nouveau modèle baptisé « sobriété heureuse » basé sur les retrouvailles avec une simplicité ancestrale, le rejet du luxe, une modernité éclairée et un retour à la terre et à la nature.
Commentaires
Le concept de sobriété est loin d’être une nouveauté. Nombre de penseurs de l’antiquité prônaient déjà la valeur de la modération : Démocrite critiquait les excès de table du soir ; les tragédies grecques dénoncent l’hybris, le laisser aller à des passions et pulsions excessives ; les épicuriens défendent une austérité (au sens de limitation autour de besoins simples comme l’amitié et le repas convivial, tout à fait contraire au cliché de jouissance – hédonisme – qui en a été fait pour détruire la grande influence de cette philosophie), austérité reprise par les stoïciens (Marc-Aurèle, Sénèque, ou Montaigne qui utilise le concept similaire de « vertu aimable ») ; on attribue souvent aux excès, au laisser-aller dans la satisfaction des désirs, à la trop grande recherche du lucre, la décadence de l’empire romain ; la modération, modestie, la simplicité des mœurs est largement au centre des principaux ordres chrétiens visant à renouer avec la simplicité de Jésus (des ordres mendiants de saint François à l’austérité radicale des protestants Luther et Calvin, s’opposant à l’enrichissement des évêques et cardinaux par la vente de services aux fidèles) ; la mesure, la nécessité de limites à l’industrie, à la technologie apparaissent dans les critiques de la modernité (chez Günther Anders), la notion de seuils, l’austérité sont repris par Ivan Illich (qui lui propose une société de La Convivialité, au concept là aussi ambigu car il y est question de la convivialité des technologies et services)… Le concept de décroissance à partir des rapports Meadows, des ouvrages d’André Gorz et de l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen (Demain la décroissance, 79), rejoint largement ces notions. Ces dernières influences sont seules mentionnées par Pierre Rabhi et il est curieux qu’il ne fasse pas plus systématiquement référence à d’autres ouvrages qui l’auraient influencé tant son discours est clairement emprunt de celui d’autres penseurs qui l’ont précédé.
Toutefois, un discours trop scientifique aurait alourdi le propos de Rabhi qui propose surtout un discours accessible, agréable à lire pour tout public, de l’école à l’usine, des ménagères aux chefs d’entreprises. C’est un travail de vulgarisation tout à fait nécessaire et très réussi grâce au passage par l’exemple, par la modernité du storytelling (très à la mode en Amérique) : le conte du colibri et le parcours personnel de l’auteur accompagnent et illustrent la pensée et les concepts et visions a priori peu charmantes d’un futur où l’on verrait sa liberté et ses plaisirs limités. De même, le concept de « décroissance » a été abandonné et refondé en « sobriété heureuse » pour éviter les connotations négatives du mot et l’interprétation par les théories de l’économie orthodoxe (où le terme devient synonyme d’appauvrissement). C’est particulièrement cette faculté à parler simplement, à imager qui donne toute la force tranquille de ce livre qui irrigue la pensée écologique du lecteur en douceur, sans l’effrayer par des thèses apocalyptiques qui l’amèneraient plutôt à la pratique du survivalisme ou à celles du « profitons jusqu’au dernier instant ». De la même manière, l’auteur s’évertue à effacer les références et les habitudes de langage propres aux analyses marxistes, immédiatement identifiables et rejetées par une grande part de la population trop éduquée à avoir des réflexes de rejet par association à des événements historiques (régimes dictatoriaux de l’URSS, de la Chine, de Cuba ou du Venezuela…) ou à des habitudes sociales paresseuses, parasitaires ou hypocrites (injustices sociales ressenties à cause du système de redistribution pesant lourdement sur les classes moyennes, à défaut de faire payer les classes aisées ou d’intégrer correctement les populations immigrées).
Qu’est-ce qui ferait pourtant qu’aujourd’hui, les dirigeants et les populations adopteraient davantage un comportement « sobre » alors que cette notion semble ne jamais avoir réussi à s’imposer malgré son succès auprès de portions des populations et de penseurs ? Si seuls certains groupes adoptent ce comportement, cela n’aura pas l’effet recherché, celui d’un virage à 180° et d’une nouvelle civilisation plus en accord avec le fonctionnement de la nature. Y a-t-il autre chose que le choc frontal avec les crises environnementales annoncées, l’épuisement du pétrole ou la raréfaction de l’eau, qui puissent influer tout à fait sur notre mode de vie ? Ou bien au contraire, ce courant ancestral qui a toujours survécu au côté de notre course vers le progrès technologique et la sophistication des modes de vie, comme un ange gardien moralisateur ou avertisseur rabat-joie, trouverait aujourd’hui le bon terreau pour s’imposer, le besoin de sagesse apparaissant de plus en plus nécessaire dans tous les domaines alors que le mode de vie rocker-hédoniste-cynique-individualiste-enfant-roi éternel-biznessman résiste et continue de diriger les rêves tout en se révélant de plus en plus mauvais, dépassé, ridicule, injuste, immature, et surtout totalement incapable d’apporter le bonheur à qui que ce soit, seulement une illusion faible.
Bien que l’auteur n’apporte rien à la pensée écologique et à la philosophie de l’existence de notre époque, on comprend parfaitement que Pierre Rabhi, qu’il ait été poussé ou qu’il en ait décidé de lui-même, se soit présenté à la présidentielle (de 2002). Sa voix simple, son personnage accessible, son parcours font de lui un représentant auquel on a envie d’apporter sa confiance, en dépit des critiques (article inhabituellement injuste du Monde diplomatique) portant davantage sur l’individu (enrichissement personnel par les livres et conférences, fonctionnement de la ferme des Colibris sur le bénévolat, croyance dans certaines thèses mystiques de Rudolf Steiner pour la culture, proximité avec certains patrons ou hommes influents, pas toujours à l’aise avec les questions du féminisme et de la liberté sexuelle), comme si les défauts de l’individu pouvaient décrédibiliser et démonter les valeurs et le mode de vie défendus par l’homme Pierre Rabhi. Que son exemple personnel soit vrai ou écorné, importe-t-il vraiment alors que l’objectif et l’impact sur les lecteurs est appréciable ? Il serait peut-être plus judicieux de se demander si un discours aussi tranquille, souhaitant éviter toute prise de parti, toute attaque claire… est susceptible de convaincre et d’amener au changement.
Passages retenus
Pyramide féodale moderne, p. 40 :
Une pyramide d’inspiration hiérarchique, quasi militaire, avec des êtres humains importants en haut, cumulant tout le positif – bons salaires, considération, autorité… – et tous les avantages qui en découlent ; et en bas de la pyramide, des humains cumulant le négatif – rémunération et habitat médiocres… Entre les deux se trouvent des échelons qu’il faut gravir et se garder de dévaler. Ils sont la voie de l’évolution et de l’excellence, telle qu’elle a été préalablement tracée par le système éducatif en vigueur. Je me souviens en particulier d’un atelier de peinture carrément insalubre, où de pauvres gens engageaient, au-delà de leurs compétences et de leur force de travail, leur patrimoine santé tout entier pour mériter de survivre d’un maigre salaire ; dans cette ruche humaine d’un genre particulier, le travail était exalté comme une grande vertu, mise au service d’une productivité en état de perpétuel emballement.
Anecdote des Indiens et l’or, p. 49 :
Voyant déferler les hordes de conquérants européens en quête frénétique d’or, source de violences et de meurtres, certains Peaux-Rouges croyaient véritablement que ce métal rendait fou, et se gardaient bien d’y toucher pour ne pas être atteints par la démence qu’il provoque. Je suis souvent émerveillé par la puissante capacité qu’a la candeur à mettre en évidences des vérités profondes. Oui, l’or a rendu l’humanité folle. Et c’est un crève-cœur que de constater le pouvoir subliminal de ce qui après tout n’est que du métal.
On peut alors objectivement se demander pourquoi tant d’irrationalité devait affecter de façon aussi tragique toute l’histoire – et si des pierres luisantes telles que le diamant méritent le sacrifice de toute une vie de mineurs consignés dans les entrailles de la terre, ce afin que des belles puissent, sous les lustres vaniteux des grandes réceptions, les exhiber et ainsi affirmer leur appartenance à la caste des nantis.
Lien avec Ivan Illich et sa critique des transports, p. 58 :
En fin de compte, les outils conçus pour gagner du temps, mis au service d’une efficacité productive à laquelle on ne fixe pas de limites, perdent leur finalité.
« Les occidentaux inventent des outils pour gagner du temps et sont obligés de travailler jour et nuit », me disaient des amis du tiers-monde.
Critique marxiste du marché de la beauté, p.117-118 :
A propos des femmes dans la société moderne, une question délicate reste alors à examiner, qu’il ne serait pas juste d’éluder si nous voulons être cohérents avec notre logique de modération : c’est qu’il faut bien reconnaître que les dépenses de bijoux, vêtements, soins, produits dits de beauté, etc., ne sont pas négligeables dans le bilan global de la consommation des nations prospères […].
Au sein de la société moderne, l’image de la femme est pour ainsi dire une sorte de matière première à forte valeur ajoutée en fantasmes commercialisables de toute sorte. La moindre boutique de presse fait étalage d’images de femmes dénudées, ravalées au rang de marchandises ; en fait, innombrables sont les circonstances où les attributs sexuels de la femme sont exhibés à des fins commerciales. De telles images font acheter et vendre selon des procédés subliminaux adaptés à l’homme et à la femme, avec force mises en scène débilitantes et à grand renfort de manipulation mentale, comme la publicité sait si bien en produire. Le budget de cette dernière vient au demeurant, et lourdement, s’ajouter aux dépenses de beauté proprement dites. Par ailleurs, la condition de la femme dans les diverses cultures, sa dépendance historique à l’égard de l’homme protecteur, la codification juridique et morale qui confirme cette dépendance ne sont probablement pas pour rien dans l’escalade à la sécurité par la séduction, en satisfaisant aux critères masculins ; certaines femmes déclarent se sentir dans l’obligation de se conformer, malgré qu’elles en aient (sic.), à ces règles arbitraires. Par ailleurs, les vitrines, les magazines, la publicité sont autant de moyens de s’évader et de combler un vide affectif et social.
Dénonciation de l’effet pervers du « care », p. 125 :
Quoi que l’on fasse, le maintien en vie d’une nation par des palliatifs n’aura qu’un temps ; la gouvernance politique, prise dans ses contradictions, ses querelles stériles, ses échéances électorales, sondages et côtes de popularité, ne peut – ou ne veut – voir la réalité avec objectivité et lucidité. Elle se contente de dispositifs sociaux de substitution, comme d’une sorte d’aumône institutionnelle – en attendant quoi ? A cela s’ajoute l’assistance apportée par les institutions caritatives, dont le rôle ne cesse de s’amplifier. Pour la France : Emmaüs, Restos du cœur, ATD Quart Monde, Secours catholique, protestant, populaire, Armée du Salut, etc. Sans oublier les subventions aux agriculteurs et les myriades de petites associations intervenant pour corriger les défaillances collatérales. Ces élans du cœur suscitent bien entendu notre gratitude, notre admiration, mais contribuent malheureusement à dédouaner les Etats de leur responsabilité, en masquant les symptômes qui devraient permettre un diagnostic plus réaliste, qui inspireraient les décisions radicales à la hauteur de l’enjeu qu’il est urgent de prendre. Devant le dénuement de beaucoup, les frustrations engendrées, l’indignation face à l’arrogance parfois ostentatoire des grands nantis, comment ne pas pressentir un cyclone sociale de grande amplitude ?
Dangers d’une révolte trop immaîtrisée, p. 129 :
Il est difficile de ne pas être indigné par la marche et l’état du monde. On a le sentiment d’un immense gâchis, qui aurait pu être évité si l’on avait adopté un modèle de société alliant intelligence et générosité. Or, l’indignation a toujours été suivie par la révolte. Celle-ci peut être efficace ou impuissante, selon les circonstances. Elle peut également engendrer le meilleur ou le pire ; l’histoire est pleine d’enseignements à ce sujet. Certaines dictatures parmi les plus féroces ont pris prétexte, pour s’installer, d’une révolte tout à fait légitime contre l’oppression. Malheureusement, les opprimés sont des oppresseurs en puissance, et il en sera toujours ainsi tant que chaque individu n’aura pas éradiqué en lui-même les germes de l’oppression.