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Ramasse tes lettres : Parle-leur de batailles, de rois…, de Mathias Énard (roman)

Rencontre et amour culturels avortés

Note : 4 sur 5.

Énard (Mathias) 2010, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, Actes Sud, Babel, 2016

Résumé

Michel-Ange est invité à Istanbul par le sultan Bajazet II pour dessiner les plans d’un pont entre la Corne d’or et les quartiers nord du mont Galata. Accompagné par le poète de cour Mesihi, il découvre la ville cosmopolite et tombe sous les charmes d’une mystérieuse danseuse, ou bien est-ce un danseur ?

Commentaires

Roman s’appuyant sur une anecdote historique et brodant autour du peu d’éléments connus, à l’instar de Marcel Schwob dans ses Vies imaginaires (1896), Mathias Enard nous fait pénétrer dans l’intimité du grand peintre, ses questionnements artistiques, ses rivalités, ses crises et fantaisies, ses problèmes d’argent, ses contradictions sensuelles. Son esthétique est celle d’un art inspiré, moderne, poétique, sensuel, à l’opposé de la pure technique de De Vinci. L’auteur trouve par là le moyen d’exprimer ses propres questionnements artistiques. Mais, tout en intéressant son lecteur avec une anecdote croustillante sur l’un des « grands » du monde, il lui parle art, avec amour et humilité.

La menée du récit est hétérogène, faite d’extraits de listes et de croquis de Michel-Ange, de lettres authentiques envoyées par le peintre à son frère, d’un récit narré de manière naturaliste à la troisième personne et d’un étrange discours-monologue de la danseuse-danseur, voix qui tutoie Michel-Ange et donc prolonge le récit avec la deuxième personne, ayant l’effet inattendu d’élargir le personnage au monde qu’il représente, à sa culture, au lecteur. La danseuse/danseur confère également, en s’étant approchée physiquement de lui, une densité intime au peintre – peintre présenté comme caractériel, associable, coincé… –, le rendant moins froid de caractère et plus sensible, moins légendaire et plus humain. C’est un peu la voix de l’auteur qui s’est approché de son personnage historique jusqu’à en vouloir toucher la peau, l’intime humain.

C’est sur la relation artistique et humaine entre Michel-Ange et Mesihi, qui se noue et se dénoue au-delà des différences culturelles, que se construit le récit, les descriptions lors des déambulations dans la capitale musulmane, le spectacle des danses et des fêtes sur les sens du peintre, les discussions artistiques…

Enard joue sur la tentation de l’exotique, sur la fascination de l’ambiguïté de l’androgynie. Cette aventure avec ce danseurs-danseuse, cette chanteur-chanteuse, un personnage social secondaire, au niveau d’une prostituée, est presque ordinaire et acceptable quand on sait de la forte pratique homosexuelle dans l’Istanbul de l’époque. D’un œil anachronique, on pourrait la voir comme du tourisme sexuel, aventure qui n’aura jamais d’importance dans la vie publique du peintre. Cependant, cette aventure sans grandeur (finalement non pleinement réalisée par l’artiste, dont le désir semble s’éloigner avec l’ambiguïté du sexe du danseur) apparaît bientôt comme la couverture, le refoulement d’un véritable amour homosexuel, amour inacceptable pour la conscience occidentale de Michel-Ange, ou amour fraternel pour un frère d’art, art musulman irrecevable. Comme ce pont, d’inspiration occidentale, qui ne sera pas réalisé, cet échange aussi bien artiste, culturel, que humain, n’aura pas lieu. Ce refoulement peut être vu comme le symbole du rejet de l’homosexualité par la culture chrétienne (exprimé d’une toute autre manière dans le célèbre Cruising (1980), de Friedkin avec Al Pacino), ou encore plus largement comme le rejet de l’influence musulmane dans la culture occidentale (depuis Pétrarque qui, au contraire de Dante, par haine, rejette toute influence musulmane alors que toute la pensée antique revient en Europe par l’intermédiaire des Arabes qui ont donc un rôle fondamental dans la Renaissance). Comme tout refoulement, il crée un manque dans la personnalité occidentale, manque qui se traduit parfois par des œuvres positives, comme le pourrait être l’inspiration de Michel-Ange, mais plus souvent par une haine mutuelle inexplicable : comment l’amant refoulé pourrait-il pardonner à l’aimé de l’avoir nié, de l’avoir confondu avec une simple aventure exotique ?

Passages retenus

Espoir infini de la rencontre, p. 71 :

Ton ivresse m’est si douce qu’elle me grise.
Tu souffles doucement. Tu es en vie. J’aimerais passer de ton côté du monde, voir dans tes songes. Rêves-tu d’un amour blanc, fragile, là-bas, si loin ? D’une enfance, d’un palais perdu ? Je sais que je n’y ai pas ma place. Qu’aucun de nous n’y aura sa place. Tu es fermé comme un coquillage. Il te serait pourtant facile de t’ouvrir, une fente minuscule où s’engouffrerait la vie. Je devine ton destin. Tu resteras dans la lumière, on te célébrera, tu seras riche. Ton nom immense comme une forteresse nous dissimulera de son ombre. On oubliera ce que tu as vu ici. Ces instants disparaîtront. Toi-même tu oublieras ma voix, le corps que tu as désiré, tes tremblements, tes hésitations. Je voudrais tant que tu en conserves quelque chose. Que tu emportes une partie de moi. Que se transmette mon pays lointain. Non pas un vague souvenir, une image, mais l’énergie d’une étoile, sa vibration dans le noir. Une vérité. Je sais que les hommes sont des enfants qui chassent leur désespoir par la colère, leur peur dans l’amour ; au vide, ils répondent en construisant des châteaux et des temples. Ils s’accrochent à des récits, ils les poussent devant eux comme des étendards ; chacun fait sienne une histoire pour se rattacher à la foule qui la partage. On les conquiert en leur parlant de batailles, de rois, d’éléphants et d’êtres merveilleux ; en leur racontant le bonheur qu’il y aura au-delà de la mort, la lumière vive qui a présidé à leur naissance, les anges qui leur tournent autour, les démons qui les menacent, et l’amour, l’amour, cette promesse d’oubli et de satiété. Parle-leur de tout cela, et ils t’aimeront ; ils feront de toi l’égal d’un dieu. Mais toi tu sauras, puisque tu es ici tout contre moi, toi le Franc malodorant, que le hasard a amené sous mes mains, tu sauras que tout cela n’est qu’un voile parfumé cachant l’éternelle douleur de la nuit.

Échec de la rencontre, p. 119 :

C’est la deuxième nuit. Le feu projette ses lueurs orangées jusque sur ton épaule. Tu n’es pas ivre.
Tu es un enfant, inconstant et passionné. Tu m’as contre toi, tu n’en profites pas. À quoi penses-tu ? À qui Tu n’as que faire de mon amour. Je sais qui tu es.
On me l’a dit.
Tu es un esclave des princes, comme moi des taverniers et des proxénètes.
Peut-être as-tu raison. Peut-être le meilleur de l’enfance est cette rage obstinée qui nous fait briser le château de bois s’il n’est pas parfait, conforme à nos désirs. Peut-être ton génie t’aveugle-t-il. Je ne suis rien à côté de toi, c’est certain. Tu me fais trembler. Je sens cette force noire qui va tour briser sur son passage, tout détruire de ses certitudes.
Tu n’es pas venu jusqu’ici pour me connaître, tu es venu pour construire un pont, pour l’argent, pour Dieu sait quelle raison, et tu repartiras identique, inchangé, vers ton destin. Si tu ne me touches pas tu resteras le même. Tu n’auras rencontré personne. Enfermé dans ton monde tu ne vois que des ombres, des formes incomplètes, des territoires à conquérir. Chaque jour te pousse vers le suivant sans que tu ne saches l’habiter vraiment.
Je ne cherche pas l’amour, je cherche la consolation. Le réconfort pour tous ces pays que nous perdons depuis le ventre de notre mère et que nous remplaçons par des histoires, comme des enfants avides, les yeux grands ouverts face au compteur.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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