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Ramasse tes lettres : Mon nom est Rouge, de Orhan Pamuk (roman)

Le livre est un monde de voix, le monde est un livre illustré.

Note : 4 sur 5.

Pamuk (Orhan) 1998, Mon nom est rouge, Gallimard, 2001

traduit du turc par Gilles Autier (titre original : Benim adım kırmızı)

Résumé

On a assassiné Mignon, le doreur de l’atelier de peinture du Sultan ! Le Noir est rappelé à Istanbul par son Oncle pour enquêter secrètement sur cet assassinat, tout en se chargeant de la partie écriture du livre illustré très ambitieux commandé par le Sultan. On soupçonne l’un des trois grands peintres : Olive, Papillon et Cigogne.
Le Noir avait quitté la ville et l’atelier alors qu’il était encore jeune, parce qu’il avait déclaré trop tôt son amour à sa cousine Shékuré. La voilà maintenant mariée, avec deux enfants, mais son mari a disparu à la guerre il y a plus de 5 ans…

Commentaires

Roman polyphonique : dans chaque chapitre, une voix prend en charge la narration, l’un des personnages de l’action ou bien le poète du café voire même le personnage d’une illustration, y compris l’assassin sous le nom de Rouge prend le risque de parler. On pourrait presque penser au procédé à l’oeuvre dans la télé-réalité. Mon nom est rouge est aussi roman policier, histoire d’amour, roman historique et documentaire sur la peinture traditionnelle musulmane au XVIe siècle qui voit s’implanter peu à peu la nouvelle vision réaliste de la Renaissance italienne sur la peinture à symboles sacrés. Chaque voix, à la manière d’un roman de Dostoïevski, est un monde qui exprime sa propre logique et ses préoccupations personnelles.

Les diverses composantes du roman s’alternent et se conjuguent pour maintenir en suspens l’intérêt du lecteur, lui faire apprécier tour à tour l’efficacité descriptive, en prise avec le corps, dans les scènes de brutalité ou d’amour, les élans lyriques tenus principalement par les personnages illustrés ou par la superposition de l’histoire d’amour et de la littérature du Moyen Orient, les voix populaires de la juive illettrée Esther, du poète de rue, les considérations esthétiques sur la peinture, ses problématiques de figuration, à l’occasion du questionnement de Rouge, l’ironie et l’humour agressif et individualiste des peintres…

L’intrigue amoureuse est elle-même à la fois simple et retorse : si les deux amoureux se retrouvent, ce qui donne lieu à des scènes typiques – Rouge aperçoit Shekuré à sa fenêtre, le rendez-vous amoureux dans la maison abandonnée… – Shekuré met en balance ses sentiments et son calcul social, ce qui est meilleur pour elle, pour ses enfants et pour l’honneur de son père. Leur amour se superpose d’ailleurs à la légende racontée par le livre à illustrer. L’intrigue policière n’est, elle, pas menée de manière typique. Il n’y a pas vraiment d’enquête. Les entrevues avec les trois peintres, révélent les jalousies et intrigues de cour, font naître des suspicions mais se prolongent chaque fois sur des questions d’ordre esthétique (peut-on accepter le nouvel art réaliste venu de Venise ?). Si indices concrets il y a, ils se trouvent finalement davantage dans les peintures et illustrations, ce qui est prétexte pour une entrée et une plongée dans le trésor livresque de Topkapi, et donne lieu à de nombreuses descriptions d’oeuvres (ekphrasis) et méditations poétiques.

Passages retenus

Le chien a la parole, p. 28 :

Je lui ai mordu la jambe de si belle façon que j’ai senti, au bout de mes crocs, après le gras de la viande, la dureté du fémur. Pour un chien, il n’y a rien de plus savoureux que d’enfoncer rageusement et férocement ses canines dans la chair d’un ennemi exécré. Quand une telle occasion se présente, qu’une victime digne d’être mordue passe, stupide, devant moi : mes pupilles noircissent de convoitise, mes dents grincent à m’en faire mal, et ma gorge se met à émettre, involontairement, des grognements terrifiants.
Je suis un chien…, bien-sûr vous vous demandez, bêtes que vous êtes, comment il est possible que je me mette à parler. Et pourtant vous ajoutez foi, semble-t-il, à une histoire où les morts parlent, et où l’on emploie des mots que les héros ne connaissent même pas. Les chiens parlent pour ceux qui savent les entendre.

Poétique de la lettre par une illettrée, p. 74 :

Une lettre ne s’exprime pas seulement par les mots écrits. Pour lire une lettre, comme un livre, il faut également la sentir, la toucher, la manipuler. C’est pourquoi les habiles diront : « Voyons un peu ce que me dit cette lettre », quand les imbéciles se contentent de dire : « Voyons ce qui est écrit. » Tout l’art est de savoir lire non seulement l’écriture, mais ce qui va avec. Allons, écoutez donc ce que dit aussi la lettre de Shékuré :

  1. Même si j’envoie cette lettre en secret, le fait que j’en charge la colporteuse Esther, dont c’est la profession et le pêché mignon, veut dire que mon intention n’est pas vraiment que cette lettre reste secrète.
  2. La façon dont la lettre est pliée plusieurs fois, comme un des petits papiers où nous les Juifs écrivons nos prières, suggère le secret, et le mystère, oui… mais elle n’est même pas fermée ! Sans compter qu’elle est accompagnée d’un dessin de belle taille. Cela semble dire : « C’est notre secret à nous, cachons-le aux autres », et sied plus à une lettre d’encouragement que de refus.
  3. Cela est confirmé par l’odeur de la lettre. Une odeur trop évanescente pour que le destinataire puisse décider si elle a été délibérément ajoutée, mais suffisamment sensible pour ne pas passer inaperçue (comme disait Attar, le poète-parfumeur : « Est-ce un parfum, ou l’odeur de ma main ? ») […].
  4. C’est vrai, sans doute, que je n’ai pas la chance de savoir lire ni écrire, et pourtant, le délié appliqué de cette écriture, le frémissement qui semble animer chaque lettre sur sa ligne, comme sous l’effet d’une brise délicate, contredisent formellement la désinvolture, l’indifférence affectée de cette plume qui fait mine de se dépêcher. Et malgré l’expression « tout à l’heure », à propos de la rencontre avec Orhan, qui semble vouloir dire qu’elle écrit juste après et d’un premier jet, il est clair qu’elle a fait un brouillon, on le sent à chaque ligne.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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