
Exercices de style sur la beauté des abîmes sociales
Balzac (Honoré de) 1933, Ferragus, chef des Dévorants (Histoire des Treize, I) (La Comédie humaine, Étude de moeurs, Scènes de la vie parisienne), GF Flammarion, 1988
Faisant immédiatement suite aux Illusions perdues, première oeuvre de la trilogie l’Histoire des Treize (avec La Duchesse de Langeais et La Fille aux yeux d’or, tomes 39, 40, 41 de la Comédie humaine).
Nouvelle édition professionnelle numérique téléchargeable au format ePub sur le projet eBalzac
Résumé
Auguste de Maulincour tombe amoureux d’une femme mariée, Clémence Desmarets et la suit. Il découvre qu’elle fréquente régulièrement un homme aux airs de brigand dans un quartier mal-famé. La dame se refusant malgré tout à lui, Maulincour dévoile au mari Jules que sa femme le trompe sans aucun doute.
Commentaires
Le personnage du forçat fera effectivement penser au Jean Valjean de Hugo. Balzac met vraiment en valeur ce personnage du peuple, ce criminel qui sacrifie beaucoup par amour. En cela, on pourra mettre ce personnage en parallèle avec le Père Goriot (et pourquoi pas avec les Robin des Bois, Arsène Lupin… tout personnage de hors-la-loi positif à opposer à la soi-disant bonne société impitoyable aux moeurs décadentes). Les grands élans finaux, pleins d’une verve lyrique et engagée, surprendront ceux qui ne voient Balzac que comme un auteur réaliste et sec. Mais ils ont cependant une limite, due à la structure de cette nouvelle. Le personnage de Ferragus n’apparaît en fait qu’en négatif. Tout tourne autour de lui mais le lecteur n’a que peu d’occasion de s’en soucier. Pas plus que du destin des deux mari et femme, parfaits amants mariés. La nouvelle commence par se faire avec le regard de Maulincour et la transition se fait difficilement avec celui du mari trompé.
De cette nouvelle restent de magnifiques tableaux ou exercices de style réalistes ou romantiques comme cet incipit sur la relation entre la réputation des rues de Paris et celle de leurs habitants, la vision des bâtiments ayant magasin au pied, comme de grands monstres qui crachent et absorbent les fourmis humaines ; les portraits de la petite parisienne du peuple, du forçat…
Passages retenus
Portrait d’un misérable, p. 104-105 :
C’était, en apparence du moins, un mendiant, mais non pas le mendiant de Paris, création sans nom dans les langages humains ; non, cet homme formait un type nouveau frappé en dehors de toutes les idées réveillées par le mot de mendiant. L’inconnu ne se distinguait pas par ce caractère originalement parisien qui nous saisit assez souvent dans les malheureux que Charlet a représentés parfois, avec un rare bonheur d’observation : c’est de grossières figures roulées dans la boue, à la voix roque, au nez rougi et bulbeux, à bouches dépourvues de dents, quoique menaçantes ; humbles et terribles, chez lesquelles l’intelligence profonde qui brille dans les yeux semble être un contresens. […] Tous gais dans leur dégradation, et dégradés dans leurs joies, tous marqués du sceau de la débauche jettent leur silence comme un reproche ; leur attitude révèle d’effrayantes pensées. Placés entre le crime et l’aumône, ils n’ont plus de remords, et tournent prudemment autour de l’échafaud sans y tomber, innocents au milieu du vice, et vicieux au milieu de leur innocence. Ils font souvent sourire, mais font toujours penser. L’un vous présente la civilisation rabougrie, il comprend tout : l’honneur du bagne, la patrie, la vertu ; puis c’est la malice du crime vulgaire, et les finesses d’un forfait élégant. L’autre est résigné, mime profond, mais stupide. Tous ont des velléités d’ordre et de travail, mais ils sont repoussés dans leur fange par une société qui ne veut pas s’enquérir de ce qu’il peut y avoir de poètes, de grands hommes, de gens intrépides et d’organisations magnifiques parmi les mendiants, ces bohémiens de Paris ; peuple souverainement bon et souverainement méchant, comme toutes les masses qui ont souffert ; habitués à supporter des maux inouïs, et qu’une fatale puissance maintient toujours au niveau de la boue. Ils ont tous un rêve, une espérance, un bonheur : le jeu, la loterie ou le vin.
La femme qui préserve l’amour, p. 131-132 :
La plupart des femmes, en rentrant du bal, impatientes de se coucher, jettent autour d’elles leurs robes, leurs fleurs fanées, leurs bouquets dont l’odeur s’est flétrie. Elles laissent leurs petits souliers sous un fauteuil, marchent sur les cothurnes flottants, ôtent leurs peignes, déroulent leurs tresses sans soin d’elles-mêmes. […] Plus de mystères, tout tombe devant le mari, plus de fard pour le mari. […] À l’amour d’un mari qui bâille, se présente alors une femme vraie qui bâille aussi, qui vient dans un désordre sans élégance, coiffée de nuit avec un bonnet fripé, celui de la veille, celui du lendemain. Car, après tout, monsieur, si vous voulez un joli bonnet de nuit à chiffonner tous les soirs, augmentez ma pension. Et voilà la vie telle qu’elle est. Une femme est toujours vieille et déplaisante à son mari, mais toujours pimpante, élégante et parée pour l’autre, pour le rival de tous les maris, pour le monde qui calomnie ou déchire toutes les femmes. Inspirée par un amour vrai, car l’amour a, comme les autres êtres, l’instinct de conservation, madame Jules agissait autrement, et trouvait, dans les constants bénéfices de son bonheur, la force nécessaire d’accomplir ces devoirs minutieux desquels il ne faut jamais se relâcher, parce qu’ils perpétuent l’amour. Ces soins, ces devoirs, ne procèdent-ils pas d’ailleurs d’une dignité personnelle qui sied à ravir ? N’est-ce pas des flatteries ? N’est-ce pas respecter en soi l’être aimé ? Donc madame Jules avait interdit à son mari l’entrée du cabinet où elle quittait sa toilette de bal, et d’où elle sortait vêtue pour la nuit, mystérieusement parée pour les mystérieuses fêtes de son cœur. En venant dans cette chambre, toujours élégante et gracieuse, Jules y voyait une femme coquettement enveloppée dans un élégant peignoir, les cheveux simplement tordus en grosses tresses sur sa tête ; car, n’en redoutant pas le désordre, elle n’en ravissait à l’amour ni la vue ni le toucher ; une femme toujours plus simple, plus belle alors qu’elle ne l’était pour le monde ; une femme qui s’était ranimée dans l’eau, et dont tout l’artifice consistait à être plus blanche que ses mousselines, plus fraîche que le plus frais parfum, plus séduisante que la plus habile courtisane, enfin toujours tendre, et partant toujours aimée. Cette admirable entente du métier de femme fut le grand secret de Joséphne pour plaire à Napoléon, comme il avait été jadis celui de Césonie pour Caïus Caligula, de Diane de Poitiers pour Henri II. Mais s’il fut largement productif pour des femmes qui comptaient sept ou huit lustres, quelle arme entre les mains de jeunes femmes ! Un mari subit alors avec délices les bonheurs de sa fidélité.
Portrait de la grisette, p. 144-145 :
Aussi est-ce une créature vraiment originale. Vingt fois saisie par le crayon du peintre, par le pinceau du caricaturiste, par la plombagine du dessinateur, elle échappe à toutes les analyses, parce qu’elle est insaisissable dans tous ses modes, comme l’est la nature, comme l’est ce fantasque Paris. En effet, elle ne tient au vice que par un rayon, et s’en éloigne par les mille autres points de la circonférence sociale. D’ailleurs, elle ne laisse deviner qu’un trait de son caractère, le seul qui la rende blâmable : ses belles vertus sont cachées ; son naïf dévergondage, elle en fait gloire. Incomplètement traduite dans les drames et les livres où elle a été mise en scène avec toutes ses poésies, elle ne sera jamais vraie que dans son grenier, parce qu’elle sera toujours autre part, ou calomniée ou flattée. Riche, elle se vicie ; pauvre, elle est incomprise. Et cela ne saurait en être autrement ! Elle a trop de vices et trop de bonnes qualités ; elle est trop près d’une asphyxie sublime ou d’un rire flétrissant ; elle est trop belle et trop hideuse ; elle personnifie trop bien Paris, auquel elle fournit des portières édentées, des laveuses de linge, des balayeuses, des mendiantes, parfois des comtesses impertinentes, des actrices admirées, des cantatrices applaudies ; elle a même jadis donné deux quasi reines à la monarchie. Qui pourrait saisir un tel Protée ? Elle est toute la femme, moins que la femme, plus que la femme. De ce vaste portrait, un peintre de mœurs ne peut rendre que certains détails, l’ensemble est l’infini. C’était une grisette de Paris, mais la grisette dans toute sa splendeur ; la grisette en fiacre, heureuse, jeune, belle, fraîche, mais grisette, et grisette à griffes, à ciseaux, hardie comme une Espagnole, hargneuse comme une prude Anglaise réclamant ses droits conjugaux, coquette comme une grande dame, plus franche et prête à tout ; une véritable lionne sortie du petit appartement dont elle avait tant de fois rêvé les rideaux de calicot rouge, le meuble en velours d’Utrecht, la table à thé, le cabaret de porcelaine à sujets peints, la causeuse, le petit tapis de moquette, la pendule d’albâtre et les flambeaux sous verre, la chambre jaune, le mol édredon ; bref, toutes les joies de la vie des grisettes […]. Oui, cette grisette avait tout cela pour une affection vraie ou malgré l’affection vraie, comme quelques autres l’obtiennent souvent pour une heure par jour, espèce d’impôt insouciamment acquitté sous les griffes d’un vieillard.