
Quand le vernis de civilisation s’effrite
Yasmina Reza (2007), Le Dieu du carnage, Magnard, coll. « Classiques & contemporains », 2011.
Adapté en 2011 au cinéma par Roman Polanski sous le titre « Carnage », avec Christopher Waltz, Jodie Foster, Kate Winslet et John C. Reilly.
Résumé
Ferdinand, onze ans a frappé Bruno… les parents de Bruno invitent les parents de Ferdinand pour discuter de l’événement entre adultes autour de petits apéritifs. Mais les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît et la situation fait ressortir des tensions. Véronique sous des dehors de femme cultivée, pacifiste et ouverte d’esprit, semble mener le procès du petit Ferdinand et de ses parents. Mais elle semble ne pas vouloir questionner la responsabilité de son fils : il avait refusé Ferdinand dans sa « bande » et l’avait insulté… Les positions se crispent. Michel paraît trop neutre ou trop amusé pour sa femme engagée, Bruno a perdu plusieurs dents ; Alain, constamment à son téléphone à gérer machiavéliquement les actions de sa société pharmaceutique énerve tout le monde à commencer par sa femme…
Commentaires
Ce drame en huis clos se place bien au-delà de la comédie familiale. Autour de ce micro-événement, ce sont les pratiques d’éducation, les idéologies, les tensions internes, les rapports humains, amoureux qui se tendent, se tordent et éclatent. Tout d’abord, apparaît évidemment cette contradiction entre la culture anti-violence, moralisatrice, condamnant tout acte de violence physique par principe, mais refusant de considérer les causes souterraines de la violence : la violence morale, sociale. C’est un principe d’éducation dont on éprouve les limites, mais c’est au-delà la morale occidentale, progressiste, donneuse de leçons, qui fait voir ses contradictions. À l’opposé, le personnage d’Alain qui fait ressortir cette contradiction, en rappelant la violence inhérente aux rapports de force dans la société et chez les enfants, refuse en conséquence de juger moralement la violence de son fils, aux conséquences graves, et tombe dans le cynisme et le nihilisme, ce qu’illustre son travail. En dehors de toute morale, ou bien au nom du chacun pour soi, il demande à sa société de cacher et de mentir sur la dangerosité d’un produit pharmaceutique pour garantir la santé et la bonne marche financière de son entreprise. Ainsi s’oppose à une morale à œillères une absence de morale. Mais ces deux idéologies sont bien les bases indéniables de la société occidentale : droits de l’homme et libéralisme…
La difficulté d’être en société n’est pas le constat final de la pièce ? Au-delà des positions éducatives et idéologiques, ce sont bien les rapports humains qui sont interrogés. Les parents ne veulent perdre la face, chacun ne peut accepter de se trouver en faute. Les défauts des parents se retrouvent en compressées dans le comportement de leurs enfants… Michel semble applaudir son fils qui serait un « chef de bande », au fond Véronique en voulant organiser et juger ne se pose-t-elle pas également en « cheffe de meute » ? Annette semble trop fragile pour affronter son mari avec lequel elle ne semble plus rien partager, la violence de l’enfant pouvant également être le reflet d’un mal-être de famille… Alain et Michel sont-ils si impliqués dans l’éducation de leur enfant ? La culture, l’art et l’hospitalité de Véronique n’est-elle pas une simple couverture pour une hypocrisie terrible ? Véronique et Alain qui s’opposent idéologiquement ne sont-ils pas au fond les deux faces d’une même médaille, accordant plus d’importance respectivement à son livre d’art et à son téléphone, à leurs intérêts et leur posture, qu’à la rencontre et à l’éducation des enfants ?
C’est donc un humour grinçant, tout en tension, une jouissance sadique à observer les personnages se démasquer, se dégrader, se débattre. Les réactions forcées de la bonne vie en société, les paroles qu’on laisse échapper, les bontés qui donnent ouvrent des failles, le trivial et le transcendant qui se heurtent. C’est à la fois dégoût et pitié face à la pourriture humaine que les personnages révèlent et à la difficulté d’être au monde face aux contradictions, à la complexité de la vie. Le « dieu » du carnage, est-ce le spectateur qui observe de loin, est-ce le metteur en scène qui place et agite ses pauvres marionnettes ? Est-ce le simple mot utilisé pour désigner ce principe humain qui semble être le premier moteur de l’humanité : le carnage, la destruction ? Y a-t-il un grand spectateur qui s’amuse là haut à regarder cet infini spectacle à la fois navrant et ridicule de l’être humain ?
Passages retenus
p. 43-45 : « VÉRONIQUE. Annette, gardons notre calme. Michel et moi nous efforçons d’être conciliants, et modérés…
ANNETTE. Pas si modérés.
VÉRONIQUE. Ah bon ? Pourquoi ?
ANNETTE. Modérés en surface.
ALAIN. Toutou, il faut vraiment que j’y aille.
ANNETTE. Sois lâche, cas-y.
ALAIN. Annette, en ce moment je risque mon plus gros client, alors ces pinailleries de parents responsables…
VÉRONIQUE. Mon fils a perdu deux dents. Deux incisives.
ALAIN. Oui, oui, on va finir par le savoir.
VÉRONIQUE. Dont une définitivement.
ALAIN. Il en aura d’autres, on va lui en mettre d’autres ! Des mieux ! On lui a pas crevé le tympan !
ANNETTE. Nous avons tort de ne pas considérer l’origine du problème.
VÉRONIQUE. Il n’y a pas d’origine. Il y a un enfant de onze ans qui frappe. Avec un bâton.
ALAIN. Armé d’un bâton.
MICHEL. Nous avons retiré ce mot.
ALAIN. Vous l’avez retiré parce que nous avons émis une objection.
MICHEL. Nous l’avons retiré sans discuter.
ALAIN. Un mot qui exclut délibérément l’erreur, la maladresse, qui exclut l’enfance.
VÉRONIQUE. Je ne suis pas sûre de pouvoir supporter ce ton.
ALAIN. Nous avons du mal à nous accorder vous et moi, depuis le début.
VÉRONIQUE. Monsieur, il n’y a rien de plus odieux que de s’entendre reprocher ce qu’on a soi-même considéré comme une erreur. Le mot « armé » ne convenait pas, nous l’avons changé. Cependant, si on s’en tient à la stricte définition du mot, son usage n’est pas abusif.
ANNETTE. Ferdinand s’est fait insulter et il a réagi. Si on m’attaque, je me défends surtout si je suis seule face à une bande.
MICHEL. Ça vous a requinquée de dégobiller.
ANNETTE. Vous mesurez la grossièreté de cette phrase.
MICHEL. Nous sommes des gens de bonne volonté. Tous les quatre, j’en suis sûr. Pourquoi se laisser déborder par des irritations, des crispations inutiles ?
VÉRONIQUE. Oh Michel, ça suffit ! Cessons de vouloir temporiser. Puisque nous sommes modérés en surface, ne le soyons plus !
MICHEL. Non, non, je refuse de me laisser entraîner sur cette pente.
ALAIN. Quelle pente ?
MICHEL. La pente lamentable où ces deux petits cons nous ont mis ! Voila ! »