
Rio, un choc culturel et intime
Aslı Erdoğan 1998, La Ville dont la cape est rouge, Actes Sud, Babel, 2003, traduit du turc par Esin Soysal-Dauvergne, réédition poche Babel 2018.
Résumé :
Özgür venue pour ses études, vit depuis déjà quelques temps à Rio. Elle a été soufflée en quelques semaines par toute la puissance de cette ville d’extrême. Extrême attraction, extrême répulsion. Chaleur, humidité, amour, déception, violence, peur, solitude… Elle a quitté ses études, travaille à peine. Ses vêtements en lambeaux n’éveillent plus la convoitise. Elle vit presque recluse, avec son thé et ses cigarettes, ne sortant qu’en dernier recours quand les paquets sont vides et qu’il n’y a plus rien à manger. Qu’est-ce qui la retient encore à Rio ? lui demande sa mère.
La vie est un rêve qu’on fait entre deux clins d’oeil. Rien qu’un rêve…
p. 167
L’Auteure : Aslı Erdoğan (1967- )
Turque de parents grec et tcherkesse, intellectuels persécutés par les régimes turcs issus de putschs dans les années 80. Enfant surdouée ayant abandonné une carrière de scientifique au centre européen de recherche sur le nucléaire à Genève, pour des études d’anthropologie et une carrière d’écrivaine.
Défenseuse des droits des femmes en Turquie, luttant pour la reconnaissance du génocide arménien et pour la cause kurde, elle est incarcérée après la tentative de putsch pour trahison par le régime de Recep Tayyip Erdoğan. Après quelques mois, elle est remise en liberté et trouve refuge en Allemagne, à Francfort.

Les personnes solitaires causent toujours un peu trop.
p. 124
Commentaires
Double de l’écrivaine venue au Brésil pour ses recherches en anthropologie, la narratrice mêle son expérience vitale au roman qu’elle écrit, comme l’écrivaine. Fallait-il ainsi un double recul, voire triple avec une certaine poétisation de l’expérience et distorsion chronologique des événements, pour oser raconter cette expérience vitale d’une puissance si marquante ? Probablement bouleversante, intimement, mais aussi au niveau des conceptions du monde, cette rencontre, cette plongée dans la ville de Rio pose problème à l’écrivaine en ne donnant pas une histoire linéaire, à l’unité d’action bien précise. L’histoire d’amour est-elle intéressante en elle-même ? Même pas assez déceptrice pour faire de la narratrice une anti-héroïne. Les aventures, le danger rencontré ? Finalement sans conséquences apparentes. La poésie du pays, des paysages, des couleurs, des corps, des sons ? Là encore, pas d’unité, et même pas de beauté extraordinaire qui mériterait un poème ou récit poétique. Comment ainsi raconter cette expérience sans mentir en embellissant ou en complexifiant l’expérience vécue ? Faut-il pour autant renoncer à raconter une expérience si riche, si pleine, si bouleversante ? Le meilleur moyen de rester fidèle à cette expérience est bien la distance de la fiction, la mise en abyme de la création romanesque, qui permet de saisir dans toute sa complexité comme le personnage féminin de la narratrice est prise dans son corps, dans son coeur, dans son âme, dans son sens esthétique. Tout le réel qu’elle essaie de capter pour son projet de roman, c’est ce spectacle que Asli Erdoğan nous tend. Elle est ouverte et reçoit tout l’impact de Rio. Et c’est bien un feu d’artifices, un mélange, une accumulation d’exubérance (les corps même pas beaux et pourtant tellement chargés d’érotisme), de puissance et d’ennui (tant de choses, de vie et pourtant tout passe autour), d’émotions fortes (la peur des balles, les détonations, les rencontres et simples confrontations d’oeil sont déjà des épreuves comme des westerns) et de grandes pitiés (les sans-domiciles). En errant ainsi à travers les souvenirs, les morceaux de roman, les notes de visite, le lecteur ressent la ville de Rio avec Özgür. Le récit mêle ainsi un travail de recherche anthropologique, quasi impossible sur une ville monde, un travail de psychanalyse après le multi-traumatisme de la rencontre avec Rio, une recherche sur l’écriture biographique, et sur l’écriture esthétique… Mais c’est tout de même le regard sur la pauvreté et la marge qui demeure le plus captivant, l’expérience sociale de l’auteure ayant probablement été tout aussi décevante que celle de son personnage, son regard s’est porté logiquement davantage sur la misère de Rio, explosive même en comparaison de celle de la Turquie, surtout dans la capitale, que sur le monde lumineux et nouveau riche, les plages… Dans le dénuement, le personnage touche, effleure cette misère, mais ne peut vraiment la comprendre tant l’humanité qu’elle a connu est loin de celle des favelas. De même le monde des populations favorisées brésiliennes est hermétique, inaccessible. Cette ville d’extrême inégalité lui laisse seul le micro monde des petits artistes et marginaux, coincés entre deux mondes.

Passages retenus
Les pauvres d’un temps, p. 67 :
Elle est fauchée. Mais c’est une misère passagère, elle n’a fait qu’une pause parmi ceux qui débutent dans la vie, sans moyens, sans piston. Nous, nous sommes destinés à souffrir dès notre naissance, tandis qu’eux ils font le choix plus tard. Le jour où elle cessera de voir le monde à travers ses critères personnels, où elle apprendra à gérer la situation en faisant des concessions, elle retournera dans son foyer, elle retrouvera les privilèges qu’elle a si facilement compromis. Tandis qu’à nous personne n’a rien donné ; par conséquent, nous prenons ce que nous avons envie, à la mesure de nos forces.
Critique du mauvais voyageur, du colon, p. 86 :
Tous ces voyageurs entraînés par des tourbillons, des vents inconnus, des courants sous-marins, sur ce continent éloigné du foyer de la civilisation, abandonné… D’anciens nazis, des hors-la-loi, des terroristes internationaux, des dictateurs déchus, des marins, des chasseurs franchissant les océans, à la poursuite du fantôme de la liberté… Tous ceux qui pourchassent jusqu’aux tropiques un souvenir d’amour ayant atteint la perfection dans la mémoire ; ceux qui cherchent leur « Atlantis engloutie », qui « se » cherchent ; ceux qui croient que la musique, la danse et la passion remédient à la souffrance de l’existence… Ceux qui, laissant leur conscience de côté, ainsi que leur manteau et leurs bottes, s’acharnent sur des fesses d’enfants bon marché… Des romantiques inguérissables, qui ornent leurs chambre avec des posters du Che, qui courent vers des marécages car, dans leur pays, ils n’ont plus d’idéal au nom duquel ils peuvent mourir… Ceux qui vivent avec la nostalgie de continents toujours plus lointains, qui se jettent d’un horizon à l’autre… Ceux qui se réfugient en Amérique du Sud qui déborde de chimères, de promesses, de contes ; qui est une toile vide sur laquelle on peut dessiner tous ses rêves… Et tous ceux qui, tombés à genoux, lèchent le sol dans leurs châteaux imaginaires…
Tableau de la pauvreté à Rio de Janeiro, pp. 118-119 :
Des créatures cauchemardesques, ressemblant aux rescapés d’Auschwitz, la tête couverte de bandages, mutilées, avec des pattes d’éléphant, des jambes de bois ; des adolescentes impitoyables, rabougris, se promenant en bandes ; des fillettes violées chaque jour ; des femmes qui luttent contre une faim redoublée ; d’autres, à moitié détraqués, enveloppés de haillons, qui marquent leur territoire grâce à leur puenteur, se répandent à des mètres de distance, comme celle des putois ; des enfants mendiants, recouverts de marques de coups, de brûlures, de torture ; des enfants tuberculeux, atteints de trachome, de sida… Des fous à lier, qui parlent tout seuls, qui poussent des ricanements, qui se masturbent, qui lancent des injures – totalement justifiées – aux passants représentant l’humanité… Des vieux, dont on souhaite qu’ils quittent ce monde le plus vite possible, qui s’accrochent à la vie avec leurs dents cariées… Les seigneurs des sans-abris, divisés en castes : les cambrioleurs, les imposteurs, les voleurs à la tire, les dealers de drogue, les espions… La classe moyenne, travaillant avec honnêteté : ceux qui vendent, sur leurs étagères de seconde main, des billets, des jetons, des confiserie à la noix de coco, des guaranas, des batidas… Des tribus, se rassemblant autour du feu gigantesque, sous le pont… Des familles enchevêtrées par des liens incestueux, où on ne connaît ni le nombre, ni l’âge des enfants, ni l’identité des parents… Les mendiants, qui essaient d’arracher le maximum de jours, d’heures, de minutes de tolérance presque zéro de Rio…
Il y a aussi ceux qui ne sont même plus en état de mendier. La faim les a conduits à la limite de la mort, ils ont atteint le niveau le plus pur, le plus simple de l’existence : la substance vivante… Ils dorment sans cesse, nuit et jour, allongés sur l’asphalte brûlant ou le béton humide, en plein milieu des flaques de boue, des trottoirs. Ils dorment, indifférents à tout ce qui se passe autour d’eux, aux pluies tropicales qui durent parfois des semaines, au soleil mortel, aux bus, aux policiers à ceux qui les enjambent, qui les heurtent, qui les insultent ou qui leur laissent un morceau de pain moisi. C’est un sommeil qui s’approfondit, s’alourdit, se coagule progressivement ; un voyage nonchalant vers les frontières du pays des Morts… Leur mort est toujours silencieuse, comme une bougie qui s’éteint dans le vent. Une mort à laquelle ne se mêlent ni prières, ni cantiques, ni trompettes. Ils ne gémissent pas, ne hurlent pas, ne se révoltent pas. Parce qu’il n’y a personne pour les entendre. Ils résistent à la moindre particule de vie qui leur reste, avec la passion la plus vieille, la plus désespérée, la plus irrésistible du corps, avec une volonté de fer, ils résistent, résistent, résistent…
Mort d’un sans-domicile, p. 161 :
La femme avait été tuée ! Elle regarda désespérément autour d’elle pour demander de l’aide. Les voitures, les motos, les bus, transportaient les gens insouciants qui rentraient de la messe de Pâques, des repas copieux ou des plages. Chacun était dans son monde, chacun avait fermé ses rideaux. La femme n’éveillait pas plus d’intérêt qu’un sac vide jeté dans un coin. Elle était comme une tâche difforme, blafarde sur la surface brillante, impeccable de la vie. Un crachat collé à la figure de l’humanité.